La pop au stade Frizzy Pazzy : sur “Unbelievable” d’EMF

EMF Unbelievable
Parlophone, 1990
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Musique Journal -   La pop au stade Frizzy Pazzy : sur “Unbelievable” d’EMF
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Je ne sais pas s’il avait un styliste ou un conseiller image, mais quand il est arrivé sur l’écran de ma télé en 1990 le chanteur d’EMF avait pour moi (alors âgé de 11 ans) le look le plus cool que j’avais vu de ma vie : un mélange entre rappeur, raveur et rockeur moderne, avec une grosse dose de style skate et un peu d’esprit hool vite fait.

Vu d’aujourd’hui, la tenue de ce jeune homme nommé James Atkin donne surtout l’impression d’être celui d’une figurine ou d’un personnage de kid dans une BD ou un jeu vidéo de l’époque (je l’aurais bien vu dans une sequel de Moi, le zoulou de Marie-Aude Murail, qui sera publié l’année suivante dans le Je Bouquine n° 88). Est-ce qu’on parle assez de l’influence qu’exercent sur les pré-ados les jeunes stars de la musique (qu’elles fassent du rap ou de la pop) et leurs tenues, même quand les gamins ne sont pas censés être leur cible ? Sans doute pas assez, mais c’est un débat que nous ouvrirons un autre jour.

Le groupe EMF venait d’un petit bled situé dans la forêt de Dean, entre Bristol et Birmingham, qui s’appelait Cinderford. Leur nom signifiait Epsom Mad Funkers, référence obscure et limite contre-intuitive à un fan club de New Order basé dans la ville d’Epsom, dans le Surrey, qui ne se situe ni près de Cinderford, ni près de Manchester, mais tant pis, l’acronyme sonnait bien  – et puis c’est toujours mieux que de s’appeler « Joy Division ». 

Le quintet reste pour l’histoire de la pop un one-hit-wonder, le groupe d’un seul tube. Le très littéralement incroyable « Unbelievable » tenait les promesses suggérées par l’habillement d’Atkin en enserrant très fort le rap, la rave et le rock funky et psyché qu’on entendait à l’époque en Grande-Bretagne. C’était moins languide et drogué que Primal Scream ou Happy Mondays, même si ça s’en rapprochait un peu, Atkin rappait à moitié sans non plus faire tomber le projet dans de la fusion assumée à la Urban Dance Squad, et le riff principal hybridait sans manières le blues-rock pseudo-voyou et les stabs piano-house. Je crois que c’était la première fois que j’assistais en direct à la naissance d’un tube, et par opposition à tous les morceaux déjà classiques que j’entendais à la radio, c’est sur MTV que j’avais eu le privilège de découvrir ce trésor.

Dans le genre crossover, on atteignait un sommet, les années 90 commençantes donnaient vraiment envie de croire au futur, du moins dans mon esprit de garçon de 11 ans. Et si un tel sommet était si bien gravi, c’est surtout que la chanson transcendait ses strictes ambitions fusionnelles pour accomplir une vraie prouesse de pop, impure et simple. Tout dans le morceau accrochait, l’intro en bousculade, la ligne de basse semi-dub du couplet, l’arrogance de vitrine du chant, les samples vocaux (l’un venu d’un spectacle du comique Andrew Dice Clay, l’autre d’un discours des Black Panthers), le beat qui en fait des tonnes, les assauts que lui font subir les guitares et les claviers, ce refrain mémorable à la première écoute, le court solo acid-rock, le tout bien équilibré, tout en fluidité malgré la brutalité, jamais trop dispersé ou morcelé. Aucun ingrédient en présence n’était si nouveau que ça mais c’est leur alliage hyper bien dosé qui faisait toute la force de l’expérience, un alliage tout en superficie, tout en effets, au bord du fake. D’une certaine façon, même si EMF n’a pas du tout marqué l’histoire en dehors de ce tube, contrairement à pas mal de grands groupes britanniques du même genre à l’époque, eh bien aucun de ces grands groupes n’a réussi à signer un hit aussi évident, aussi surpuissant et aussi accessible que « Unbelievable ».

La preuve même de la radicale grandeur pop du tube, c’est qu’il appartient à la catégorie des chansons qu’on use jusqu’à la moelle pendant des semaines ou des mois, peut-être un an grand maximum, et puis que l’on ne réécoute plus jamais. C’est un morceau qui n’a pas de réelle profondeur, qui ne marche que sur ses ruses hyper bien agencées et sur le choc sonore et visuel de l’ensemble : au-delà du look de James Atkin, c’était tout le groupe qui assurait grave en termes de fringues, d’attitude, de danse (les gars lâchaient leurs instruments pour enchaîner des phases de break sur scène, j’avais jamais vu ça), comme quoi même des Anglais d’un coin paumé ont plus de charisme que des Français gosses de riches qui grandissent dans les coins chic de Paris. On était dans un quart d’heure de célébrité warholienne tout à fait certifié par les autorités et d’ailleurs la chanson correspondait à l’expérience de la pop music selon Andy, c’est-à-dire qu’un bon morceau doit s’écouter en boucle jusqu’à ce qu’on ne fasse plus attention au sens des paroles ni à l’identité des interprètes. 

EMF avait néanmoins eu la vanité (compréhensible) de continuer au-delà du quart d’heure, car bien sûr son hit n’avait pas été la seule compo de son répertoire et quand l’album sortit en mai 1991, plus de six mois après, on se rendit compte que le groupe n’avait pas d’autres cartons dans sa besace. 

Le LP s’appelait Schubert Dip, qui est un jeu de mot pas terrible sur le nom d’une sorte de bonbon anglais appelé le Sherbet Dip. Au départ, le Sherbet Dip est une poudre sucrée effervescente à diluer dans de l’eau, mais certains fabricants proposent de l’ingérer pure, directement dans son sachet, avec le doigt ou en versant le contenu dans sa bouche. En gros, vous l’aurez peut-être saisi, c’est une version britannique du Frizzy Pazzy, cette fameuse sucrerie italienne distribuée en France depuis des décennies qui donne, après avoir crépité sur la langue, un chewing qui le temps de quelques instants vous met dans un bel état d’excitation avant de s’affadir très vite, et dont on a envie de reprendre une dose. Un effet de sidération, suivi d’un manque, suivi d’une accoutumance qui rappelle, si je puis me permettre, le sortilège pop en général et le tube d’EMF en particulier (on n’ira pas jusqu’à croire que le choix de ce titre faisait allusion à la nature très éphémère de leur succès).

Je me suis remis à écouter et à adorer « Unbelievable » depuis quelques années et me suis aperçu avec le recul que la chanson annonçait un peu certains hits du big beat, même si elle conservait une structure couplet-refrain avec un vrai chanteur. On y relève aussi des traces des premières grosses machineries breakbeat anglais genre Bomb the Bass, à travers cette esthétique qui donne la sensation d’être si submergé par les datas audio qu’on se retrouve catapulté vers un univers pas forcément moins chargé, mais disons plus vivable et plus psychédélique, un feeling pourquoi pas accélérationniste comme on en croisait parfois à l’époque, chez KLF, Pop Will Eat Itself, M/A/R/R/S ou même dans certains trucs worldbeat comme il en sortait chez Crammed pendant cette mini-ère. 

Restons brefs sur la suite de la carrière d’EMF : deux autres albums en 1992 et 1995, une première séparation suivie de quelques projets solo souvent liés au big beat, comme on le pressentait. Après avoir saisi qu’ils ne pourraient vraisemblablement pas recasser la baraque comme à leur arrivée, les membres du groupe ont essayé des choses pas toujours nulles mais jamais aussi folles, souvent marquées par des ambitions rendues confuses par la faiblesse du songwriting et des choix de prod trop empruntés (une sorte de vibe James Bond qualité anglaise, proto-New Labour, qui donnera des choses épiques pour rien), dont sont sorties des chansons qui ont très très mal vieilli. En 2001, EMF se reformera une première fois, puis une deuxième fois en 2007, avec au passage l’arrivée d’un ex-PWEI et ex-Bentley Rhythm Ace, Richard March, qui remplacera le bassiste Zac Foley, mort d’OD, puis une troisième fois en 2012, et cette fois-ci plus ou moins pour de bon.

Et ça me fait me demander si finalement, pour un artiste, ce n’est pas mieux de n’avoir réussi qu’un seul vrai bon morceau plutôt qu’un tube un peu honteux et plein de chansons super que 95 % du public ne connaît pas. Au moins, EMF ne devait pas regretter que leurs fans ne s’intéressent pas au reste de leur répertoire puisque celui-ci était objectivement cent fois moins bon. Pas de regret, pas de mauvaise ambiance ou de sentiment d’être incompris, personne ne trompait personne. Ce qui ne doit pas être le cas de tout un tas d’autres hitmakers un peu malgré eux. Je pense en vrac, dans des genres très différents, à Lauryn Hill, Soundgarden, voire aux Chemical Brothers.

C’est peut-être pour ça qu’« Unbelievable » est si jouissif à écouter : on y entend une formation au top de ses moyens, qui ne fera jamais mieux même si elle fait mieux que presque tout le monde à l’époque sur le marché du crossover. Un tube doit-il être aussi solitaire que celui-ci pour être un vrai tube absolu ? Je ne suis pas loin de le croire.

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