Ça a commencé avec de la stupeur et de l’incompréhension, puis ça s’est poursuivi avec une farandole de fous rires : en effet, comme vous en ferez l’expérience dans quelques instants, il est impossible que la découverte de la chaîne YouTube Port-aux-rêves vous laisse de marbre. Celle-ci ne compte pourtant que treize vidéos mais toutes, par les doses industrielles de malaisance chic qu’elles déversent, sont des affronts potentiels. D’abord tétanisé par la cohérence de ce catalogue dont l’audace n’est surpassée que par sa cringerie (Gabriel Yared, Les Nuits Fantastiques Du Loto), j’ai ensuite réussi à dépasser le choc initial pour me plonger tout entier dans celui-ci. C’est à dire qu’après s’être farci l’OST composée par Paul Koulak pour Fort Boyard (se clôturant par l’infernal « Rap du Fort » des très peu mémorables Virus 19) ou « Aéroxygène », plus aucun retour n’est possible.
Ici la fonctionnalité prime ; on contemple, mais tendu·es entièrement vers un dessein, new age si possible. Les titres ne laissent que peu de doutes, comme le nom des chansons ou les pochettes – j’ai une petite préférence pour Relaxation Bien-Être et sa clôture « Apaisement et bien-être en musique (version aquarelax) » – ; les hashtags exhaussent un peu plus les saveurs du musical (#relaxation, #deepmusic, #stressrelief, #zen et j’en passe), tant que l’on est à deux doigts de passer dans l’art total. Que ce soit pour se détendre les muscles et/ou méditer, pour passer le temps et combler l’espace, pour se connecter à son moi intérieur, faire dodo ou poser une ambiance, les sons ont, plus qu’une destination, une destinée.
Car dans le Port-aux-rêves, tout est envisageable, tout vient du fond des âges et de la fin de la décennie 1990 ; et surtout, surtout tout se résout à grands coups de grandes plages de synthétiseurs FM. Pour l’astral et le douteux, on se laisse toustes aller – vous, moi, Jean-François Pauvros, Michel Redolfi ! Bon, après, cette enclave minuscule est surtout peuplée de néo-stylites versé dans l’art de l’amalgame, de l’appropriation et de l’universalisme, sans grande considération éthique. Je trouve ça super gênant mais aussi rassurant, la distance avec laquelle nous appréhendons aujourd’hui ces musiques, non que la soif d’ésotérisme soft soit aujourd’hui épanchée ou que ces esthétiques n’aient plus voix au chapitre, loin de là ; mais il me semble que l’on a réussi à dépasser la peur du ridicule par Gaïa, à les apprécier par-delà le vernis énergétique, ce qui est une belle réussite pour notre espèce. Comme Maurane et le seapunk au tournant du nouveau millénaire, je suis à deux doigts de comprendre ces albums, de mon point de vue distant et anachronique, comme des incarnations précoces d’une vaporwave toute ouest-européenne, destinée à des auditeur·ices mûr·es et aguerri·es (mais cela n’engage que moi).
Si, comme je l’ai déjà laissé entendre, certains trucs m’ont plus stupéfait de manière drolatique qu’accroché l’oreille, d’autres mont carrément conquis. Je me suis par exemple surpris à vraiment beaucoup adhérer à Sérénitia de G. Shess & S. Marshall, sans arrière-pensée, alors que son côté RELAXATION (comme il est écrit, sur la magnifique pochette) pour DRH babtou aurait dû me crisper. Me revient alors en tête la phrase « aimer ce que nous sommes » qui s’applique ici de manière assez vague (et qui est aussi le titre de mon album préféré de Christophe mais c’est une autre histoire), j’en conviens.
Pourtant, une proposition surpasse ici toutes les autres par son honnêteté mercantile et fonctionnaliste, se mariant étrangement avec le côté bien-être, comme une illumination discrète dans les lueurs d’un néo-libéralisme aquatique.
Un océan de beauté et de bien-être de Jean-Marie Le Bayec est un disque à la visée littéralement commerciale mais sa fonction exacte n’est pas si claire. Réalisé pour le laboratoire Isomarine, l’album propose 1 heure de musique très justement étiquetée #spamusic. Problème : Isomarine ne possède pas de spa mais juste son labo, à Plouguerneau, dans le 2.9. Mais alors ? À à quoi donc peuvent bien servir ces 16 pistes où les ostinatos de pianos nimbés de réverbérations, le son des vagues et les cris d’oiseaux, les riffs de guitare et les nappes de synthés se mêlent pour dessiner des volutes étranges et éthérées, parfois même un peu plombantes ? Était-ce une commande de l’entreprise visant à habiller les déambulations de son personnel dans les couloirs d’une ambiance très mer d’Iroise, où les éclaircies et les ondées se succèdent ? Une réserve audio pour d’éventuels spots publicitaires ? Un cadeau pour les acheteur·euses fidèles ? Mystère.
Ce qui est sur, c’est que le boulot du Morlaisien Le Bayec m’obsède. Standards jusqu’à l’excès (les morceaux n’ont pas de titre, on retrouve des uns aux autres des sonorités et des motifs similaires), ces compos portent une mélancolie exagérée, comme si s’y concrétisait le spleen d’avoir dû bosser sur commande pour une grosse boîte, et vendu son âme de poète pour survivre. Je trouve cela d’un néo-romantisme plus que désuet et en même temps, cette aisance dans le maniement des émotions me trouble complètement. Un peu comme si Robert Haigh avait sonorisé l’open-space d’une corporation Big Pharma de la City, mais avec Miossec et non Omni Trio pour terreau. Cette muzak prog et indécise qui ne croit qu’à moitié dans l’entreprise et où les sentiments tentent toujours de sortir du cadre… c’est du sabotage. On ne sait jamais s’il faut se donner corps et âme pour la grande famille Isomarine (l’ouverture et la clôture sont incroyables) ou faire une sieste dans le local ménage. Si l’on doit croire en la grande aventure de l’industrie française ou s’échapper le plus tôt possible de son poste de travail pour ne pas rater une miette de la réu de l’UCL section Finistère. Pour moi, on ne peut jamais vraiment changer les choses de l’intérieur mais j’avoue que ces projets versatiles me donnent un peu espoir. Autre facteur de trouble : j’ai l’impression de zoner en même temps chez Miyazaki et sur FR3, ce qui est très perturbant.
Voilà, je ne sais pas si Un océan de beauté et de bien-être changera votre vie, mais il m’a en tout cas amené à réfléchir sur la portée de cette musique fonctionnelle aussi ringarde qu’élégante, qui peut-être nous survivra. Qu’est-ce qui permettra à nos descendant·es de différencier les monceaux d’errances vaporwave disponibles sur YouTube de l’œuvre de Jean-Marie Le Bayec (peut-être sa participation au groupe de variété Pauvre S, mais je préfère ne pas en parler) ? Je n’en sais rien. Je ne sais même pas de quand date ce disque en fait, même si les experts massurent que son graphisme situe l’objet entre 1999 et 2004. Mais je vous en conjure, écoutez la piste 7. Et la 8, et la 10. Et toutes, dans l’ordre. Prenez le temps.