Il y a des vies que l’on aurait vraiment envie de voir raconter par Maupassant, Zola ou Flaubert, voire Dickens ou Balzac, et celle de Chantal Curtis en fait sans conteste partie. L’un de ces gugusses, professionnels de la destinée en clair-obscur, aurait forcément transformé la sienne en une épopée-fleuve contant avec brio son étrange ascension, ses exploits en fait très humains puis finalement sa chute. Car cette chanteuse, qui a posé une marque modeste mais non négligeable sur une disco alors en pleine expansion et ce, presque par accident, incarne l’alliage d’imprévisibilité, de grandiloquence et de ténèbres inévitables qui caractérise les chemins de vie les plus romanesques, ici dans une tendance réalisme social.
Chantal Sitruk naît en Tunisie on ne sait quand, mais on sait quand elle meurt : en 1985, en Palestine occupée, atteinte par une balle perdue destinée à son compagnon d’alors. Déjà la ligne de vie n’est pas banale. Son entrée dans le milieu de la musique n’est pas non plus ce que l’on pourrait appeler classique : au début des années 1970 – je tablerais pour 1972 parce qu’elle sort, en 1973 et sous le nom de Chantal Alexandre, son premier maxi, le très générique Juste un peu de Soleil – le producteur Pierre Jaubert l’entend parler dans la rue avec une copine et, saisi par sa voix, lui propose du boulot. Alors, je ne sais pas si le truc était un plan drague au culot qui s’est révélé une bonne surprise, ou si le gars est un audacieux visionnaire, sûrement un peu des deux vu qu’il est français et qu’il vit aux States depuis les fifties, mais en tout cas, ça marche. Chantal se lance dans les backings pour celui qui est alors le tenancier du studio Parisound, mais pas uniquement ; ça se sent direct, ce qui l’intéresse Chantal, c’est pas vraiment la variet’ mais plutôt ce qui pulse, comme disent les personnes nées bien avant le traité de Maastricht. Ainsi durant sa courte carrière, elle bossera certes avec Vartan et Sheller mais surtout avec Kassav et le F.M. Band, Beckie Bell et Pasteur Lappé ; du côté le plus jazz-rock/prog de la force aussi, notamment avec Synthesis, où évoluait également l’inénarrable Tony Bonfils ; ou même Les Flambeurs, groupe de boogie duraille dont j’adore le titre « Allégresse », bien Paris début 80, anguleux mais sexy avec cette chanteuse qui gueule, Dinah Douieb.
Pourvu d’un flair certain, feu Jaubert, qui a quand même fait du mythique Lafayette Afro Rock Band son groupe américain maison, est bien conscient du phénomène disco et profite du truc avec Chantal, qui enregistrera plusieurs albums, sous deux alias différents. Sur le premier, elle est Michele et le producteur français frappe un gros coup pour commencer en s’alliant à Tom Moulton, qui mixe le truc en personne. OUAIS, Tom Moulton, le gars a qui l’on doit le maxi 45 tours et les disco edits, entre autres. Le disque sort sur l’institution West End et fournira un classique éclatant pour pistes de danse, peut-être le meilleur morceau de la carrière de la chanteuse, « Can’t You Feel It ». C’est ensuite Don’t You Know de Brenda Mitchell, un album disco du genre canonique et un peu basique à mon goût, si ce n’est ce « Don’t You Know » muni d’une cocotte de guitare flangerisée intense et d’un synthé de folie. L’équipe dessus est plus que solide, le Lafayette Afro Rock Band côtoie Jacob Desvarieux mais aussi Patrick Cowley himself, pas du tout de la blague ce casting ! Get Another Love sort un an plus tard, cette fois-ci sous le nom de Chantal Curtis, avec une équipe un peu similaire ; les chansons sont plus personnelles et incarnées, dans les paroles comme dans la voix, ce sont moins des tools avec des déluges de chœurs du genre char d’assaut et on retrouve un peu la vibe de son premier album. La chanson éponyme, tout comme le slow bien sexy « I’m Burning » sont de vraies belles chansons, et on capte que la dame a quand même pris de bons gros coups dans la tronche, des mecs, de la vie, à la jonction des deux.
Problème : dans une bonne spirale craignos, elle passe une année en taule, entre 1978 et 1979, pour des histoires de came. Elle écope pour son copain, avec qui elle charge littéralement la mule, et cela pile au moment où sortent ses deux derniers albums, qu’elle ne pourra donc pas défendre. Tout cela dessine aussi en négatif assez vénère des sessions du studio, où le personnel ne devait carrément pas sucer que de la glace ; mais bon il ne faut pas salir hein, et c’est beaucoup plus simple de rejeter la faute sur des individus irresponsables plutôt que de soulever le tapis et se rendre compte du caractère systémique de ces pratiques. Rappelons tout de même qu’à l’époque, la cocaïne se consomme dans les plus hautes sphères sur le continent états-unien, et pas dans des quantités homéopathiques.
Et sinon, pourquoi cette avalanche de pseudos ? Et bien simplement parce que le racisme, l’antisémitisme et la misogynie ne sont pas des mythes, et ce sont de bonnes grosses crasses dont Chantal Sitruk a fait l’objet. Le pack complet, quoi. Jugée trop moche par son producteur, ce sont d’autres femmes, et souvent plus foncées de peau voire carrément noires qui apparaissent sur les pochettes, car l’exotisme fait vendre. Un effacement et une appropriation culturelle, avouez que le doublé ne manque pas de saveur ! Et s’il lui fait changer son nom, c’est aussi car celui-ci lui semble trop équivoque. Pas assez vendeur et, même si cela ne se dit évidemment pas en France, trop juif.
Cette femme a habité les chansons des autres avec simplicité et en communauté, mêlant sa vitalité à d’autres pour rendre ces œuvres pleines, les faire déborder même. Elle savait avec qui bosser, et on ne bossait pas avec elle au hasard, sûrement parce qu’elle appartenait à l’écurie Jaubert, mais aussi parce qu’une équipe solide semble s’être soudée au fil des sessions, comme une corporation unie par le même artisanat et une certaine amitié, en tout cas je l’espère. « Vin Danse » du F.M. Band, où elle répond à Desvarieux qui s’ambiance fort, me donne l’impression d’une moment où ce qui se joue dépasse le musical. Et sur le morceau des Flambeurs, je jure qu’il me semble distinguer sa voix parmi les autres sur les très coquins « dans tes yeux je vois venir ton amour » comme si cela la touchait vraiment plus ; mais en fait non, c’est juste que je la cherche très fort.
Ses trois albums sont certes inégaux, mais ils possèdent de vrais beaux moments, dont certains appartiennent à l’Histoire avec un grand H des dancefloors. Quand elle chante le refrain de « Can’t You Feel It », j’imagine Tom Moulton en studio qui, même s’il en a carrément vu d’autres, devait avoir les larmes aux yeux devant tant de ferveur amoureuse. Chantal, qui voulait chanter sous son propre patronyme, en s’assumant pleinement mais n’aura jamais pu, ou si peu. Une prolétaire méconnue qui a posé sa main sur le firmament de l’industrie musicale, ce mensonge, avant de se faire proprement broyer puis anéantir par ce monstrueux bulldozer, mais dont la voix qui n’a cessé de chanter l’amour a tout de même percé par endroits et résonne encore, tard le soir ou tôt le matin. Chantal Sitruk, tombée au chant d’honneur.