Dans le désert australien, Alan Lamb capte la zone grise entre musique et « musicking »

Alan Lamb Night Passage
Room40, 2024
Écouter
Bandcamp
Musique Journal -   Dans le désert australien, Alan Lamb capte la zone grise entre musique et « musicking »
Chargement…
S’abonner
S’abonner

Pas très loin de chez moi, dans le sud-ouest de la France, se trouve la grotte de Lalinde, en Dordogne. Ce lieu découvert en 1927 est daté du magdalénien, c’est-à-dire une période qui court entre 17 000 et 14 000 ans avant le présent (ou AP comme disent les archéologues). Un des objets les plus remarquables que l’on ait trouvés dans cette grotte est un rhombe, soit un aérophone qui prend ici la forme d’une planche de bois ovale sculptée et ornementée, à laquelle on attache un fil qui permet de faire tournoyer l’instrument en l’air, et d’ainsi produire des sons. Voici une vidéo qui fait la démonstration de cet instrument, très très très ancien donc mais pourtant toujours usité aujourd’hui, et dont l’usage a pu être saisi par les occidentaux via des objets de notre siècle souvent plus rituels que musicaux, comme les Tjurunga ou Churinga fabriqués opar les Arrernte de l’outback australien.

Les rhombes posent la question de l’intervention humaine dans l’environnement sonore. Leur conception est certes rudimentaire, mais leur efficacité n’en est pas moins imparable : il y a le geste tournoyant de l’instrumentiste, le vent qui se trouvent interprété pour ainsi dire, et voilà. Ainsi se trouble la distinction entre le sonore et le musical, qui n’est déjà plus vraiment étanche depuis un bon bout de temps, on ne sait plus vraiment où l’on se trouve. Le rhombe pourrait être la voie d’accès la plus simple à un champ de recherche particulier, celui de l’étude de l’apparition, sûrement pas soudaine, d’une forme d’expression musicale, pendant la préhistoire. Dans ce contexte, le concept de « musiquer » – traduction proposée par Jedediah Sklower de l’anglais musicking pour la parution de la version française du livre de l’auteur néo-zélandais Christopher Small Musicking aux éditions de la Philharmonie de Paris en 2019, et publié vingt ans plus tôt en anglais aux éditions Wesleyan University Press –, plus que celui de musique, me semble à même de saisir le caractère holistique de ce qui se joue. Dans l’idée de musiquer, on insiste sur la performativité de la fabrication des sons plutôt que sur un objet virtuel (la musique) ; sur le fait que tout ce qui l’entoure (la musique, toujours) en participe et que « faire la musique » ce n’est pas que produire des sons ; on souligne la porosité entre l’environnement et le geste musical, en amincissant par conséquent l’idée qui fait de la musique une forme d’imitation de la « nature » (la mimesis). Les lecteur·ices de Deleuze et Guattari auront repéré ici le lien fort entre le champ de recherche sur le musiquer et la notion de ritournelle telle qu’elle est présentée dans Mille Plateaux

Il me semble que le travail d’Alan Lamb permet de rendre très concrète cette histoire de musiquer, que Small investigue par ailleurs dans le champ de la musique dite classique et ce, à notre époque. Ce compositeur australien réalise, depuis le milieu des années 1980, des pièces ambient dans lesquelles il mobilise les espèces de rhombes géants que sont les câbles électriques qui traversent les zones arides et désolées de l’ouest australien. Le processus de création de chacun des morceaux peut être très long, puisqu’il y a une part de contingence dans le fait qu’un son intéressant se produise à l’endroit où Alan enregistre. Mais le processus de création de ces pièces ne s’arrête pas à de l’enregistrement et du montage, puisque le natif de Perth fabrique également des sortes d’aérophones à partir de fils et de tubes de métal qu’il suspend aux câbles électriques, à la fois rebuts industriels et lointains descendants des proto-instruments aborigènes. 

Le chef-d’œuvre d’Alan Lamb, Night Passage, originalement sorti en CD en 1998 sur le label  de musique industrielle Dorobo, va sortir en version remastérisée en novembre prochain chez Room40, le label de l’artiste sonore et curateur Lawrence English. Le titre éponyme est déjà disponible sur Bandcamp, et pour avoir eu la chance d’écouter le disque en entier je peux vous assurer de la qualité extraordinaire de ces nouveaux masters, qui viennent rendre l’écoute de ces pièces encore plus stupéfiante. Sur les trois morceaux, on assiste en effet à un miracle : on entend le musiquer. Distinctement, l’on ressent une certaine indistinction entre agencement humain et action non-humaine, entre un dispositif d’enregistrement, un milieu, une histoire. Les insectes viennent frapper le câble électrique, les oiseaux chantent sur un fil haute tension, et la la vibration du chant est transmise au câble par leurs pattes : tout cela fait aussi parti des interventions non-humaines qui viennent participer au musiquer que capture Alan Lamb. 

C’est par l’acte de montage, de narration, qu’Alan Lamb musique, aussi ; lui, qui se pose en anti-compositeur, possède quoi qu’il en pense une maîtrise très poussée de l’agencement des fragments. Quand ceux-ci sont mis bout à bout, en parallèle, ensemble ou en opposition, une pièce, récit musical possédant sa propre temporalité, émerge. Alors les rhombes à la fois primitifs et industriels d’Alan Lamb se transforment au choix en chœur de trompette, en percussion synthétique, ou en ensemble de cordes infinies dont Penderecki serait jaloux. Mais le montage du musicien est assez subtil pour que fonctionne l’illusion d’être vraiment en présence de ces câbles vibrants, de ce chaos concret d’un environnement sonore décharné. On est dans le presque-récit et le à-peine musique, et on a envie de se perdre dans cette zone grise, quelque part entre Kalgoorlie et Alice Spring.

Claude Lévi-Strauss notait, dans La pensée sauvage, que le fonctionnement des rhombes aborigènes était analogue à celui des archives contemporaines. En premier lieu parce que leur possession était réservée au chef d’un clan patrilinéaire, et inscrivait donc cet instrument dans une histoire du clan. Mais aussi parce que le rhombe rappelait une domestication archaïque de l’environnement sonore. Gary Tomlison, dans son livre passionnant A Million Years of Music, paru en 2015 chez Zone Books, et qui essaye de reconstruire l’apparition du musical, voit dans les rhombes la trace d’une forme de coalescence humain/non-humain au sein de celui-ci. Alan Lamb, avec ses instruments gigantesques issus de l’entreprise coloniale britannique pour aller chercher de l’or dans les contrées hostiles de l’Australie occidentale, met en son et archive l’anthropocène. Ses montages ouvrent des pistes, non pas pour écouter le monde mais la ligne qui vibre, fragile et obsédante, entre l’humain et le non-humain.

Un commentaire

La beauté excédentaire du gospel de Take 6

Sur un groupe gospel de l’Alabama presque trop parfait pour être écoutable, et sur ce qu’en dit le mélomane et ingénieur François Pachet dans un livre sorti en 2018.

Musique Journal - La beauté excédentaire du gospel de Take 6
Musique Journal - Kenny Dope a-t-il inventé la UK funky en 1999 ?

Kenny Dope a-t-il inventé la UK funky en 1999 ?

Moitié des Masters At Work et légende de la house, le producteur new-yorkais a sorti à la fin des années 1990 un morceau minimaliste et fondamental : « Tribal Seagulls ». Victor Dermenghem revient aujourd’hui sur l’histoire de la fabrication de ce titre historique et pourtant peu remarqué.

Du lovers rock, encore (bis) : Aisha, la dame d’Ariwa

Tel un Steven Spielberg caribéen, Loic achève aujourd’hui sa lettre d’amour au lovers rock en sélectionnant ses morceaux d’Aisha, chanteuse anglaise affiliée depuis des décennies au label Ariwa de Mad Professor.

Musique Journal - Du lovers rock, encore (bis) : Aisha, la dame d’Ariwa
×
Il vous reste article(s) gratuit(s). Abonnez-vous pour continuer à nous lire et nous soutenir.