Ça y est, on est bien dans l’automne, et mon sentiment du moment, c’est une certaine aversion à toute forme de travail. Une petite lassitude s’installe et a succédé à la relative euphorie de la rentrée. C’était donc pour moi le moment idéal pour vous parler d’un de mes morceaux préférés de dancehall jamaïcain post-digital des années 1990, c’est à dire le « Nah Work This Year » de Carla Marshall. Ce titre, qu’on peut traduire par « Cette année je bosse pas », propose en effet une sorte de relecture des théories exposées dans le Droit à la paresse où l’auteur Paul Lafargue, fils de parents aux origines caribéennes et gendre de Karl Marx (sacré combo !), se place en grand pourfendeur de la valeur travail. Mais tout autant que les paroles, ce qui m’a toujours attiré dans ce titre c’est l’instrumental impeccable, que je devine fondé sur une refonte partielle du riddim « Giggy » par Dave Kelly, avec adjonction parcimonieuse de synthétiseurs presque trancey et d’un sampling assez audacieux, à base de voix déformées qui émaillent l’instru de manière impromptue. Si je dis que je ne peux « deviner » cette inspiration, c’est que je n’ai pas trouvé sur le génial répertoire Riddim-ID de trace d’une « version » de ce riddim qui aurait été conçue pour Carla Marshall par Dave Kelly.
Dans le dancehall – un monde toujours assez méconnu des archéologues musicaux, si on le compare par exemple à celui du rap ou de la house –, Dave Kelly est pourtant loin d’être un producteur de l’ombre. Il est l’auteur de certains des riddims les plus connus du dancehall des années 1990 et 2000, tels que « Fiesta », « Joyride », « Bug », ou « Showtime ». « Showtime » vient d’ailleurs d’être remis en lumière par Sean Paul qui a en donné sa version cette année, vingt-sept ans après sa sortie.
Pour situer un peu mieux le producteur jamaïcain, on dira que Kelly s’est d’abord formé à Londres à la fin des années 1980 auprès de Donovan Germain, au sein du légendaire label Penthouse, puis qu’il a lancé sa propre structure, le non moins légendaire label Madhouse, avec Janet Davidson au début des années 1990. Buju Banton, Beenie Man, Baby Cham, Bounty Killer font partie des cadors du dancehall qui ont enregistré pour la maison. Bref, on est pas vraiment dans les oubliettes du genre, et je me suis donc dit que si Riddim-ID ne donnait rien, alors sans doute qu’une bête requête YouTube allait m’aiguiller pour trouver la version de « Giggy » que je cherchais.
Pas de bol, j’ai fait chou blanc. Mais en chemin, j’ai fini par trouver bien mieux : Madhouse – Version Excursion (Riddim Instrumentals), à savoir comme son nom l’indique une compilation des « versions » des riddims réalisés par Dave Kelly, soit les instrumentaux que le producteur-star a composés entre le début des années 1990 et 2015, dans des enregistrements remasterisés qui sonnent du tonnerre. L’anthologie est sortie sur Madhouse, évidemment, et on y retrouve donc les titres phares mentionnés plus haut, mais aussi une myriade de riddims moins connus. Sur toutes les pistes, on reconnaît la patte unique de Kelly. La reconnaissance de ce dernier en tant que producteur talentueux et influent est peut-être un peu tardive, puisque pendant des années, Madhouse a été considéré par les puristes comme un label trop commercial, du fait de ses co-productions avec Def Jam et du son plus ou moins crossover – ou disons ni roots ni digital – qui y était vendu. Depuis, en 2019, le show Dancehall de la BBC, tenu par Seani, a diffusé une spéciale Dave Kelly et en 2022, le festival jamaïcain de référence Sumfest, qui se tient dans la ville de Montego Bay, a carrément proposé un closing en hommage à notre orfèvre du riddim.
De mon côté, je dois bien avouer que j’ai toujours été fan du son Madhouse, et des productions de Dave Kelly en particulier, que ce soit sur des riddims moyennement connus comme le « Bad Gal Riddim », ou sur des tubes immenses comme le « Dude » de Beenie Man et Ms.Thing, ici en version remix. Mais mon expérience « matérielle » des riddims de Dave Kelly était jusque là limitée à des 45 tours en état lamentable glanés chez des disquaires peu regardants, et à quelques mp3 sortis d’on ne sait trop où. Les pressages étant eux-mêmes vraiment moyens, je n’avais en tout cas jamais pu écouter ces riddims en bonne qualité. C’est donc une joie immense pour moi de pouvoir enfin découvrir et partager ces « versions » avec vous, dans une qualité digne de vos oreilles de lecteur-ices exigeant-es.
L’écoute de ce disque m’a rendu tout simplement euphorique. Je fais moi-même de la MAO sous le nom de DJ F16 Falcon et le son du dancehall des nineties est une influence profonde pour moi, comme vous pourrez peut-être le constater par exemple sur cette prod que j’ai signée pour la chanteuse Fiesta en el Vacio. Les riddims de Dave Kelly, pour moi, c’est la musique que je n’aurais jamais osé rêver faire, qui montre une efficacité incroyable, tout en conservant une forme de gaieté et un humour déroutant. Le tour de passe-passe le plus étonnant de Dave Kelly, c’est de placer des bruitages un peu absurdes et des claviers naïfs au cœur de productions dans l’ensemble très catchy, comme on peut l’entendre notamment sur « Heartbeat » ou « Action ». Sur « 85 », les bruitages sont mêlés à un ensemble de chœurs digitaux qui leur donnent une patine vraiment étrange. Dans le fond, on est presque dans une revisite dancehall d’Art of Noise et des disques les plus fous de Holger Hiller (je pense entre autres à Oben Im Eck, sorti en 1986 sur Mute, avec son sampling radical et gaguesque).
Mais au-delà de leurs facéties, les productions de Dave Kelly peuvent aussi verser dans une forme de psychédélisme froid, tout en lignes de synthétiseur sinueuses, basses profondes et son digital ultra compressé, comme sur « Stink » ou « Pretty Pretty », avec son sample de voix vraiment abusé. Sur le riddim « Overdrive », de 2015, en temps normal ruiné par un Baby Cham pas au top de sa forme, on a carrément un banger dance downtempo avec moult sirènes et une grosse pompe abusive, pas spécialement psychédélique, mais diablement efficace. Dans un autre registre, le très réussi « Mi Nuh Know » s’engage sur la piste d’un dancehall baléarique tout en retenue. Enfin, il y a les vraies bizarreries, comme « Stage Show », ballade improbable ornée de steel drums surmontées d’un sample de voix à la Richard Gotainer. On peut aussi citer « The Return », moitié folklore balkanique, moitié essai électronique dépressif, le tout parsemé de sifflements et de samples de yeah ultras « aliasés », c’est-à-dire si compressés qu’ils en viennent à produire un rendu glitché.
Je suis ébahi par la palette de Dave Kelly, surtout dans ses productions les moins connues. Pourtant, à l’écoute de ces versions, on peut aussi comprendre toute la richesse de ses riddims les plus célèbres. Par exemple, sur « Fiesta », le riddim du morceau cité précédemment « Dude », on découvre des sons d’alertes de PC, et une fois le riddim isolé une esthétique très fortement digitale saute aux yeux. « Joyride », un autre des succès du Jamaïcain, peut aussi être entendu dans une perspective nouvelle, plus enthousiaste, alors que Lady Saw lui avait donné un sens presque rock indé (sur ce morceau).
Cet ensemble de titres nous fait mieux comprendre qu’au tournant des 2000, Dave Kelly a eu une intuition et une vision géniale dans sa mise en relation d’un univers très digital, de grooves implacables et de sons totalement imprévisibles. Autant d’énergie, d’humour et de créativité dans des productions finalement orientées vers l’espoir d’un succès commercial, c’est rare. Il y a une espièglerie qui n’appartient qu’aux beatmakers assez sûrs d’eux-mêmes pour s’autoriser ce genre d’extravagance. J’ai par exemple une petite pensée pour le Wiley de la période eskibeats, dont certains riddims pionniers du grime, comme le très fameux Ice Rink, font cohabiter facétie, psychédélisme et efficacité avec une virtuosité qui m’impressionnera toujours. On retrouve également, chez Dave Kelly et Wiley, une palette sonore commune, probablement liée à l’utilisation des mêmes synthétiseurs comme le Korg Triton. Donc si vous avez envie de vous la donner un max, sourire en coin, pour oublier les affres du monde du travail, un automne morose ou bien Michel Barnier, je ne peux que vous prescrire une bonne dose de riddims bondissants et malicieux du début du XXIe siècle.
Un commentaire
Un article écrit avec le cœur pour un style musical et un producteur qui devient un être a chérir des la première prod de la compilation.
Merci pour cette découverte fabuleuse, on a déjà hate de l’été prochain pour la faire retentir sur les plages remplies de familles venues se détendre.