Mon premier contact avec la musique de Jordana LeSesne s’est fait via un mix de ma conjointe, toujours dispo sur lyl radio, consacré aux précurseuses de la jungle et de la DnB. Celui-ci se clôturait par trois morceaux d’1.8.7., alias le plus connu de cette productrice états-unienne, par ailleurs parente de Tupac Shakur. Ultra-véloces et hallucinés, « Wake Up », « When Worlds Collide » et « Worlds Apart » sont extraits de When Worlds Collide, paru en 1997 sur le label new-yorkais Jungle Sky. Tout comme le reste de cet album, cette trilogie de morceaux est portée par une même urgence, un même gigantisme, où les préoccupations interstellaires et celles du hood (la Terre ou le bloc) convergent. Le titre et la pochette synthétisent tout cela à la perfection : les petits gris, le bong de l’espace, les lettres de feu et les couleurs façon trip surpuissant. C’est là pour de vrai, ils sont parmi nous, la grande révolution est imminente et tant pis pour les sceptiques.
Mais cette science-fiction sonore et paranoïaque, crument penchée sur notre temps, toujours à sa lisière, n’est-ce pas le b.a-ba de la bass music, me direz-vous ? Si, évidemment. Ainsi, pendant qu’à Bristol la drum’n’bass vivait sa best life période cosmogenèse, autour de 1996-1997 grosso modo, de de l’autre côté de l’océan, à Pittsburg, Jordana LeSesne sortait, en synchronie presque exacte, deux classiques précoces du genre, nickels dans la forme comme dans l’esprit : When Worlds Collide donc, mais aussi Quality Rolls, publié en 1998, toujours sur Jungle Sky. C’est un diptyque très dense et délicieux que je vous conseille cependant de consommer avec modération, surtout si vous êtes du genre à faire de la tachycardie, tant chaque morceau est un monde en lui-même, fait d’innombrables couches, plis, ruptures, surfaces et textures, ce qui peut vite essouffler.
Il est même possible de faire remonter d’un an encore cette étrange simultanéité transatlantique : en 1995, pour la sortie d’une nouvelle fournée de remixes du hit « Atomic », de Blondie, Jordana se retrouve missionnée pour un edit, tâche dont elle s’aquitte admirablement. En passant, je dois avouer que ce maxi me plonge dans une perplexité abyssale : comment sa version en vient-elle à côtoyer celles d’Armand Van Helden et de Diddy ? Voici un mystère que j’adorerais élucider. Peut-être le fait que LeSesne soit une femme noire et trans, également proche des milieux house, rentre en compte dans sa faculté à saisir et s’approprier la drum’n’bass d’une manière toute particulière et sans délai, voir à l’incarner sans tomber dans l’appropriation. Les communautés queer ont toujours su avant les autres, ou plutôt être à l’écoute, essayer, lier, ce qui revient au même. Mais cette même condition l’a aussi amené à être invisibilisée sans vergogne, pillée (par Bassnectar par exemple, dont le track resucé et infâme ne mérite même pas d’être écouté) ou carrément agressée, comme ce fut le cas en 2000. Une attaque violente, clairement transphobe et impunie qui traumatise cette figure bâtisseuse de la drum’n’bass sur le continent américain. Quelque chose se brise, très clairement, cela se sent dans sa discographie qui à partir de là devient éparse et erratique. En résulte alors ce qui ressemble à une ostracisation volontaire pour survivre, et une peine infinie et impossible à guérir : elle quitte les États-Unis pour l’Angleterre.
Cette arrivée en terre promise est l’occasion pour elle, outre un éloignement thérapeutique et sécurisant, de se forger un nouvel alias, pour le DJ-ing maintenant. Elle devient alors Lady J, se consacre au UK garage et accompagne notamment une toute jeune Lady Sovereign rencontrée sur les forums dédiés – juste avant que celle-ni ne décolle pour aller aux States chez Def Jam (Sovereign fut la première artiste non-étatsunienne signée sur le label, à titre de rappel), puis ne disparaisse. S’il est possible de retrouver des edits raw sur son soundcloud, le témoignage le plus parlant de cette ère anglaise à la durée indéterminée reste une session du duo, en direct sur Flex FM en 2002. Le son est trop compressé, directement capté d’un émetteur radio, les basses dégueulent mais ce n’est même pas problématique tant ces 20 minutes sont un carton total. Je ne suis pas forcément fan de tout ce qu’a sorti Lady Sov’ mais là rien à dire, elle a 15 ans et elle casse tout, inénarrable, la fraîcheur et la piquance d’une ado, gros flow sur ses quelques couplets, elle anime comme une queen, les Ricains ont juste cassé son potentiel, c’est pas possible ! Faut dire que Jordana lui déroule un tapis de strass et de champagne, que des bangers UKG et dubstep, elle démarre quand même par une dinguerie avec Shola Ama en feat., et quand elle lui balance la trame avec les samples de « Push The Feeling On » de Nightcrawlers, ça décolle comme Supercopter, c’est abusé ! Franchement je n’ai que de l’amour pour ce duo de misfits queer dans cet univers über-hétéronormé, une DJ américaine noire et trans et une kids chav lesbienne seules contre tous, on dirait un film Sundance !
Jordana est une productrice de grand talent, on le sait, c’est une DJ audacieuse, on vient d’en avoir la preuve, et pour moi, elle atteint son apex quand elle arrive à conjuguer les deux. C’est notamment le cas avec Live and Direct, un mix promotionnel sorti sur cassette en 1997 où elle mixe ses propres tracks, inédits ou figurant sur son premier album, avec des transitions alien et des passages surdosés en sucre et en acides. Elle nous rappelle que si la jungle et la drum’n’bass sont évidemment des musiques situationnelles pour celleux qui l’écoute, c’est aussi le cas pour ses orfèvres. On retrouve ici une synthèse de tout ce qui fait le son de Jordana, une lourdeur et une profondeur proprement cyborg, presque pré-dubstep parfois, avec toujours une justesse inédite dans la façon d’allier dans ces artefacts d’après l’humain un supplément d’âme non négligeable – soulfulness ou « fantôme dans la machine », à vous de choisir. Ce n’est jamais bourrin pour rien, exemple avec le segment qui démarre vers 26 minutes 25, c’est d’une clarté à vous faire vriller n’importe quel·le junglist de manière définitive, ou alors l’anthem « Konkrete Jungle », morceau de 1996 réalisé pour une compile dédiée au club new-yorkais du même nom, bresom comme jamais.
De la carrière de Jordana d’après 2000, peu de choses en revanche m’ont vraiment touché, si ce n’est un « In Your Arms » au dessus de tout, faisant le pont entre la jungle, la drum’n’bass et le garage. C’est dommage mais c’est comme ça, on peut pas adhérer à tout, je suis en tout cas heureux qu’elle continue à tracer le chemin, même si ça semble pas facile en ce bas monde. Et sinon sans faire le complotiste mais un peu quand même, j’aimerais revenir succinctement au maxi de remixes du tube de Blondie, ou plutôt à son personnel. Rappelons quand même que Tupac Amaru Shakur meurt en 1996, soit un an après la sortie de ce disque, dans un meurtre auquel Diddy ne serait apparemment pas étranger ; l’abominable Diddy dont les ramifications tentaculaires du réseau de trafic sexuel qu’il aurait dirigé permettent de lever chaque jour un peu plus le voile sur l’enfer littéral qu’est l’entertainment musical américain. Mais alors quelles connexions possibles entre Sean et Jordana, si connexions il y a ? Quel place pour Makaveli là dedans ? Le mystère reste entier…