Colonialisme, casino et merengue : bienvenue chez Ansonia

Conjunto Casino Conjunto Casino
Ansonia, 1959
Lucy Fabery con Anibal Herrero y su Orquesta La Fabulosa
Ansonia, 1964
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Musique Journal -   Colonialisme, casino et merengue : bienvenue chez Ansonia
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Je ne connais pas le niveau de véracité de tout ce que raconte James Ellroy dans American Tabloïd, premier tome de sa trilogie Underworld USA. Mais ce dont je suis sûr, c’est que le tableau qu’il dresse des liens unissant les États-Unis, sa pègre et ses colonies, déclarées (Puerto-Rico) ou non (Cuba), est terrifiant. Pléonasme me direz-vous, tant les horreurs qui jalonnent la vie politique de ce pays, et ce depuis sa création, constituent la toile de fond de notre monde. Oui, mais malgré tout : à la (re)lecture de ces bouquins faisant la part belle à la fiction, je me trouve toujours pris d’un vertige d’exactitude, comme si tout s’alignait, ce qui est la marque des bons romans il me semble, de manière contradictoire. Avec ses livres, Ellroy réussi à saisir toute l’ambivalence de ce monde du secret, dégueulasse et pourtant aussi caractérisé par une façade soyeuse, lisse et sans aspérités. Le bézoard de cette époque rongée par un racisme et une misogynie élémentaires, où la loi est un concept vraiment évasif, c’est le casino – qu’Ellroy installe comme cause véritable du débarquement de la Baie des Cochons, puis de l’assassinat de JFK, mais c’est une autre histoire.

Les deux albums dont je vais vous parler aujourd’hui ont été édités, grosso modo au mitan du siècle dernier par le label new-yorkais Ansonia. Une structure qui, malgré toute sa bonne volonté, me semble carrément imprégnée par le monstrueux rêve américain d’Ellroy. Monument du disque caribéen aux États-Unis, Ansonia possède une longue histoire et un catalogue aussi magnifique que fourni. Fondé en 1949 à New-York par Rafael Pérez, tête chercheuse affiliée à la division latino-américaine de Decca, Ansonia produit tout d’abord des merengues dominicains, avec un certain succès. Assez vite, la structure s’ouvrir sur le reste de la Caraïbe, et conquiert triomphalement les communautés hispanophones du continent ; à Spanish Harlem, dans le Bronx et à Brooklyn, elle pave la voie pour l’arrivée imminente de la salsa. Après la mort de Rafael en 1969 (à l’âge de 70 ans, le gars est né en 1899 !), l’affaire ne quitte pas cette famille porto-ricaine et c’est la fille, Mercedès, et son mari Herman Glass, qui reprennent les rênes – puis leur fils Henry Gerard après eux. L’âge d’or, ce sont les années 1950-60, que l’on peut faire tirer sans forcer jusqu’aux seventies ; et même si la descendance fait tenir l’affaire plus qu’honorablement jusqu’à la décennie 1990, c’est un peu le brouillard après. Une période pas jouasse qui dure jusqu’à ce qu’Eblis Alvarez des Meridian Brothers, toujours dans les bon coup, tranche dans la morne enfilade des rééditions et réactive le label avec du nouveau matériel. Sortent ainsi Meridian Brothers & El Grupo Renacimiento en 2022, puis Mi Latinoamérica Sufre, cette année même, deux très bon albums, plutôt orienté salsa pour le premier, rock psyché afro-latin pour le second.

Bref tout cela pour dire qu’à partir de 2020, sûrement parce que les choses commencent à frémir, Ansonia rend une grand partie de son catalogue disponible sur bandcamp. Un fabuleux et étonnant fond d’archives qui épousent les contours d’une histoire coloniale dont le label est un produit. Dans cette entité concrétisant une diaspora assez floue, nous trouvons donc beaucoup d’artistes porto-ricain·es, dominicain·es et cubain·es évidemment, quelques Haïtiens (un petit problème la pochette, non?), des incursions continentales aussi. Ce qui se dessine en creux, c’est la sphère d’influence ricaine dans les Caraïbes au milieu du vingtième siècle ; des îles, tour à tour soumises, pillées et révoltées dont les ressortissantes, surtout quand ils en viennent à fouler le sol états-unien, voient leur créolité, ce mélange indéfinissable, se dissoudre un peu plus – et comment les blâmer, dans ce dur pays. Au dessus de ces disques plane souvent l’ombre de la césure fictive et raciste entre le latin et l’afro-caribéen, la voix et le rythme, l’incorporé et le réfléchi… une fable coloriste qui ne tient pas une seconde, mais se poursuit tout de même. Il est sensible que la créolité élémentaire de ces îles est un fait pour Ansonia, ce qui n’est pas rien pour l’époque ; cela ne l’empêche d’être le fruit de cette même époque, qui a duré un long moment et dont on ressent les secousses encore aujourd’hui. Et donc ça reste quand même duraille aux entournures, parfois.

Le casino, donc : une bande de Moebius où je ne risquerais pas ne serait-ce qu’un orteil – j’y suis allé une fois, en Normandie, rien que le hall d’entrée m’a foutu le cafard, je suis pas prêt de retenter l’expérience, je peux vous le dire –, surface trompeuse incarnant parfaitement le simulacre capitaliste. L’île de Cuba fut, avant sa libération, un gigantesque bordel doublé d’un tapis de poker pour les USA, où les casinos tenaient une place de premier choix. Et évidemment, dans ces endroits fondés par les blancs pour les blanc·hes et où les racisé·es turbinent, la musique tient une place primordiale : pour ambiancer, mais aussi souligner le faste irréel, insensé. L’écoute de Conjunto Casino, de l’orchestre du même nom, colle parfaitement avec cette langueur. Ce qu’il faut c’est faire miroiter l’opulence, rendre l’argent désirable et donc, avec sensualité, faire converger amour de la chair et du gain.

Le groupe existe déjà depuis plus de vingt ans lorsque sort cet album, en 1959. Il compte alors 12 membres – dont le pianiste Francisco Paquito Hechavarría, tout jeunot à l’époque, surtout connu pour avoir bossé par la suite avec Gloria Estefan et Miami Sound Machine, et qui tape de sacrés riffs de coquin, veuillez vous référer à « Que Titingo » –, a connu de nombreux bouleversements, mais sa genèse se ressent encore. Conjunto Casino a en effet été l’orchestre maison du Grand Casino National de Marianao, à La Havane. Même si l’expérience est fugace, la musique en reste gorgée : dangereusement insouciante, son swing latin habille les cocktails certes, mais c’est également une façade méchante qui pousse au vice (« La Cuerda Floja »). Un peu comme la salsa qui, dix ans plus tard, mettra en branle des idées similaires. C’est une musique luxuriante et chic, qui donne clairement envie de flamber dans sa vie, avec ou sans roulette ; et moi qui ne suit pourtant pas forcément un fan des musiques latines, je roule à fond avec cette mafia là. Sur « Siempre », « Besame O Mienteme » ou « La Naturaleza » c’est guayabera, pantalon et chapeau zoot obligatoire, avec la larme qui coule et une fleur, je préviens !

Mon second choix dans ce catalogue, c’est un album de Lucy Fabery, chanteuse porto-ricaine à la voix chaude et dorée ayant partagé sa carrière entre les cabarets new-yorkais, El Morocco notamment, mais aussi La Havane d’avant la révolution et des tournées en Amérique latine. Avant même de s’attaquer à la musique, qui est par ailleurs vraiment chouette, Bandcamp nous fournit déjà quelques petits indices sur ce qui va se passer. Il y a cette pochette, qui a dû faire frémir plus d’un psychanalyste : la dame, tout sourire, dont la robe fait pointer la poitrine vers l’avant, est adossée à une énorme colonne de marbre couleur chair sur laquelle repose son bras, qui l’agrippe. C’est peut-être moi qui ai l’esprit mal placé, mais le scénographe responsable de cela a du être un sacré vicelard. Passons. Ensuite, nous apprenons dans le texte de présentation qu’un certain Rafael Benliza a surnommé Lucy (je traduis) « la poupée de chocolat », une expression problématique sur tellement de niveaux qu’elle prend des allures d’équation différentielle. Rafael Benliza qui s’avère avoir joué, quand il était gosse, dans le super film Nenén de la Ruta Mora (1955) du réalisateur dominicain Oscar Torres : une énième preuve que tourner avec des marxistes n’empêche pas de débiter des âneries.

Ces objectivations d’une femme racisée, somme toute banales pour 1964, sont bien évidemment renforcées dans la musique. Femme noire mais pas trop, acceptablement dirons-nous, dans cette société coloriste, Fabery chante en espagnol avec énormément de sensualité, sur des gloubi-boulga mi-jazzy mi-boléro, aux cuivres éruptifs. De la variétoche de son temps quoi, mais en espagnol ; et ça, c’est déjà ÉNORME pour ses contemporain·es, dans un pays où on commence à peine à légiférer pour détricoter la ségrégation. Elle est exotique parce qu’elle est ce qu’elle est, qu’elle chante dans sa langue, avec une voix suave. On vient donc la voir autant que l’écouter, comme une attraction, dans des lieux tout aussi morbides que les casinos, j’ai nommé les clubs – désolé pas désolé, confrères et consœurs du monde de la nuit, j’ai beau me marrer à vos côtés, c’est quand même vrai !

Je me fais toujours avoir par la volupté de l’ouverture, « Muchas Gracias, Mi Amor », cette chanson d’amoureux·ses de l’amour. En plus, une fois qu’on a goûté au nectar de ces harmonies, impossible de s’en défaire, on plonge pour la totalité. Comme le jeu ou la came, le monde est bien fait, hein. Pour ce qui reste de ce week-end, je vous souhaite, comme moi, de vous faire bercer par ces items tout sauf inoffensifs, tendres et dangereuses reliques d’un monde qui, je l’espère, disparaîtra bientôt.

Un commentaire

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