Cela fait trois ans que le compte Indie Sleaze existe sur Instagram et qu’il documente « la décadence de la deuxième moitié des années 2000 ainsi que la scène club indie sleaze, morte en 2012 ». En d’autres termes, ce compte curaté par une certaine Olivia V (laquelle commente souvent assez longuement les photos qu’elle poste) fabrique une forme vaporeuse de rétromania pour l’esthétique festive, bling, provoc et ultra urbaine de cette période récente. Pensez MySpace, pensez Kate et Pete à Glastonbury, pensez Mark Ronson jeune, ou encore les selfies sur PhotoBooth, le combo casquette New Era/hoodie American Apparel, et bien sûr l’infernal monde du clubbing américain à grosses lunettes, juste avant l’explosion de l’EDM.
Si je parle de rétromania vaporeuse, c’est que le phénomène Indie Sleaze m’évoque d’une part, forcément, la fameuse nostalgie musicale évoquée par Simon Reynolds dans le livre qui voici quinze ans a identifié cette tendance, mais aussi voire surtout une certaine lecture de la vaporwave, telle que la propose par exemple Grafton Tanner dans Babbling Corpses, où il montre comment un artiste tel que Macintosh Plus, en faisant revivre la library music du capitalisme eighties, ouvre une brèche pour annihiler et désactiver la fonction première de cette musique (vendre) en révélant sa part d’étrangeté.
Depuis quelques années, le hashtag #indiesleaze est devenu un terme-parapluie pour abriter à peu près toute production culturelle typique des années 2000 – celles d’avant ou d’après la crise des subprimes, peu importe, puisque les personnalités aujourd’hui identifiées à ce tag ont en général eu le privilège de vivre toute cette époque dans la même opulence insouciante. Il faut tout de suite préciser que le terme indie est ici à entendre hors du strict indie-rock. On trouve par exemple une playlist soundcloud #indiesleaze qui n’a vraiment rien d’indie au sens Section26 du terme, et sur laquelle on entend plutôt un son electro-house, représenté par exemple par le morceau « Von Dutch » de Charlie XCX. Si j’évoque la star britannique de la hyperpop, c’est que mon propos est de montrer comment depuis peu, une scène assez DIY essaye de s’approprier l’esthétique indie sleaze en adoptant une approche inspirée de la hyperpop – une façon de faire que j’ai envie de baptiser hypersleaze.
Dans son livre Hyperpop – La pop au temps du capitalisme numérique, Julie Ackermann décrit brillamment la manière dont la hyperpop propose de revisiter la pop des années 2000 via un accélérationnisme queer qui se saisit des outils du capitalisme tardif pour ouvrir des espaces d’utopie post-identité. Si c’est là une analyse séduisante, elle a aussi le défaut d’exagérer des gestes de producteur-ices et de parfois sous-estimer le cynisme du genre. La démarche hypersleaze procéderait de la même manière que la hyperpop mais en se concentrant sur l’électro-pop salace – terme qu’on traduit par sleazy en anglais – de 2005-2009, tout en se situant en dehors de l’industrie musicale, avec une position très neutre et quasi pas marketée.
No Tags a récemment consacré un épisode à l’Indie Sleaze, où il est dit entre autres que le terme ne serait qu’un hashtag éphémère propulsé par des bureaux de tendance constitués d’anciens cools des 2000. L’idée serait qu’il y a un presque-complot pour rétablir une forme de glamour très vendeur (le combo thunes et teuf), très blanc (les photos de l’Insta Indie Sleaze sont éloquentes) et très stable (il est sans doute plus facile de convaincre en matraquant une imagerie bling qu’en évoquant des utopies queers parfois insaisissables). Si on se limite à la mode et au design, je trouve cette analyse parfaitement juste. En ce qui concerne la musique, en revanche, je pense qu’elle marche moins bien, lorsqu’on regarde notamment comment la hypersleaze « traite » et intègre le patrimoine sonore de l’indie sleaze. Ce qu’on entend par exemple sur des labels comme Seedlink+ ou Boomerang procède en effet d’une vision assez stimulante de l’electro-pop (chic mais DIY) de l’époque MySpace, le tout sans que l’on puisse soupçonner la manipulation d’un grand groupe de relations publiques derrière les sorties, à peine suivies, de ce microgenre. Ainsi le récent succès du duo londonien New York, que l’on peut relier à cette étrange nostalgie critique, reste tout à fait relatif : avec à peine plus de 5 000 followers sur Instagram et une review dans Pitchfork, on n’est pas encore à l’assaut de Glastonbury.
En fait, je crois que la hypersleaze procéderait d’un accélérationnisme vengeur et annihilateur. L’espace imaginaire indie sleaze a été complètement vidé ces dernières années, car une grande partie de ses figures majeures ont été cancelled. Le fondateur d’American Apparel, Dov Charney, a ainsi été poursuivi pour harcèlement et agression sexuelle. De même, et pour les mêmes raisons, le photographe star Terry Richardson a-t-il disparu de la circulation. Les tournages de la série britannique Skins, aussi très en vue sous le tag indie sleaze, ont quant à eux été décrits comme hautement problématiques par l’actrice Laya Lewis dans ce podcast. (En revanche, Mark Hunter aka The Cobrasnake a publié ses archives sous la forme d’un livre en 2022, et j’ai l’impression que son esthétique bling et pro-ana, pourtant puante, lui est toute pardonnée.) De manière générale, qui défendrait aujourd’hui une vibe basée sur la coke pas chère, les boîtes de nuit exclusives et le champ’ gratos pour les filles ? Peut-être que ça passe encore pour les moodboards de l’industrie de la mode, et que celle-ci peut se remettre à vendre des mini Miu Miu et des city bags Balenciaga comme si de rien n’était ; mais sur les profils sociologiques types du ou de la jeune artiste de 2024, cette culture de blaireau friqué n’a aucune chance de prendre.
On a donc une poignée de labels et d’artistes qui se donnent pour objectif de revisiter cet espace musical et festif laissé vacant, cette boite de nuit imaginaire, vidée de ses prédateurs sexuels. Certain-e-s artistes mettent en scène une forme d’ironie queer, parfois en jouant sur le thème de l’asexualité, comme sur le morceau « No Sex » de Club Eat. Globalement, que ce soit chez New York, ou les labels Seedlink+ ou Boomerang de l’axe Bruxelles-Amsterdam, ou la Suédoise Toxe, musicalement, la musique ressemble à une forme de bloghouse 3.0 tenue en étau entre des sonorités IDM/electronica, parfois kompaktiennes, et des énergies plus aguicheuses venues de l’electro-house.
L’EP de Go Me est jusqu’ici l’essai qui m’a le plus convaincu, celui qui déplace le plus les curseurs. Pourtant, à l’écoute, ce producteur (de son vrai nom Boudewijn Scholten, aka Boudy, par ailleurs membre d’un groupe math-rock nommé A Fungus) est bel et bien dans une relecture osée de l’électro-pop la plus atrocement publicitaire, la plus « jingle » possible, genre Riot in Belgium, voire Make the Girl Dance (!!!!!). Sur les deux titres de l’EP de Go Me, on trouve de fait une recette similaire : rythmique indie-dance, environnement sonore cheap dans un esprit MySpace-bricolo, mais bassline digitale et moderne. Le sampling est espiègle et met en avant des slogans engageants (« shake it », « go », « jump around ») mais jamais genrés. La voix est chantée-parlée, dans un style à la Uffie, désidentifié et sous Xanax. Le tout est toujours très contenu : on est dans une musique pleine de paradoxes, à la fois obsédée par l’idée de nous faire bouger, mais très froide esthétiquement. La culture ultra-hétéro des bangerz de la blog-house va donc faire sa thérapie de conversion pour produire un nouvel espace, très neutre, d’utopie queer, régi par une volonté de faire bouger avec des outils sleazy, mais avec une éthique anti-sleazy. Sur le « Attic Party Mix » du morceau « Play Button » est ainsi exagérée cette mise à distance de l’espace de la fête : on écoute, amusé, mais a-t-on vraiment envie de participer ?
Les morceaux de Go Me, plutôt que de verser dans un très abstrait moodboard « indie sleaze », nous rappellent l’importance de la culture DIY électronique des années 2000 et la grande liberté qu’avait offerte aux musiciens amateurs une plateforme comme MySpace. La nostalgie des producteur-ices hypersleaze pour cette époque joue sûrement un rôle important, puisqu’on est en présence de musicien-nes trentenaires (voire quadras) tel le Canadien CFCF qui a fait son comeback avec ce très bon disque. Pourtant, la hypersleaze s’exprime aussi particulièrement dans la sincère curiosité des auditeurs plus jeunes, aficionados de Charlie XCX, qui voient dans cette musique une sorte de hyperpop punk, DIY et fun, comme sur ce morceau de Worldpeace DMT qui sonne comme du Crystal Castles à trompette. C’est la promesse d’une musique joyeuse et ludique (comme celle du précurseur du genre, Buga), bricolée mais efficace, qui explore les fêlures et les limites de la culture dance du passé pour n’en garder que l’aspect drôle et libre, via un curieux processus de neutralisation créative. Vous avez compris, la hypersleaze, c’est maintenant, c’est frais, c’est sans modération (il n’y en a plus besoin).
PS : Merci infiniment à Yannis Arnouil et à Raphaël Massart pour leur aide.