Écouter oklou sur les plateformes pictaviennes

oklou choke enough
True Panther/Because, 2025
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Musique Journal -   Écouter oklou sur les plateformes pictaviennes
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Aujourd’hui il sera question d’une artiste pas vraiment inconnue comme voudrait nous le faire croire un certain nombre de médias mainstreams français. Si elle l’était vraiment, inconnue, elle n’aurait pas eu à se fader les questions débiles des « journalistes » de France Inter et de Quotidien. Ils la regardent tantôt comme une meuf qui débarque alors qu’elle sort pourtant de la musique depuis plus d’une décennie, ou une curiosité qu’il s’agit donc, par tous les moyens, de faire entrer dans leur système de référence étriqué. Et qu’importe si elle répète qu’elle ne fait pas de la hyperpop mais bien de la pop, sa musique leur apparaît encore comme étant trop bizarre pour avoir le droit d’y concourir sans heurts. Tant mieux. Parce que Marylou Mayniel ne fait pas de la musique pour ces gens-là. Ailleurs, heureusement, il y a eu d’autres prises de parole plus intelligentes ou tout simplement plus passionnées, souvent en anglais (le joli terme Hypo-Pop bien plus à propos) mais aussi en français, ce qui me fait dire que beaucoup a déjà été dit sur ce qu’entend faire oklou dans cet album au titre proprement intraduisible. S’étouffer suffisamment ?  

À la sortie d’Audimat Maxi fin 2023, il y a eu un chouette évènement au Doc à Paris, où Julie Ackermann et Victor Dermenghem prirent la parole. Ce dernier y a évoqué (il le développe aussi ici et ) l’affirmation d’une nouvelle approche de la musique électronique par une vague de jeunes musicien-nes français-es mais aussi européen-nes ayant grandi avec Internet, qui utilisent donc les canaux de diffusion et les logiciels de production d’usage mais s’attachent à re-territorialiser leur musique en se revendiquant d’un ancrage régional fort – que cela en passe par l’intégration d’instruments traditionnels, la mise en avant d’un dialecte ou, plus simplement, et comme le Moyen-Âge est redevenu « trendy », la revendication d’un tropisme, à la fois sonore et visuel, pour tout ce qui relève de cet imaginaire-là. Sans être dans une attitude trop passéiste, il s’agit plutôt pour ces artistes de se représenter, grâce à une subversion symbolique, une ère pré-capitaliste ou, du moins, une société pas entièrement déréglée par celui-ci. Oklou, qui a enregistré une partie de son album dans la partie studio du Doc et qui était présente lors de cet évènement, en reparle comme d’un moment de prise de conscience sur la nécessité de se défaire un peu du son pop dominant et d’une certaine appropriation d’un héritage afro-américain (lorsqu’on est blanc-he du moins) qui infuse encore à peu près toute la musique qui se fait. Chercher ailleurs implique parfois de farfouiller tout près de soi et donc de redécouvrir quelque chose de familier. 

J’écris ces mots depuis Poitiers (d’où est originaire oklou, je le rappelle), ville que je ne fais habituellement que traverser en train sur le trajet pour descendre chez mes parents. Et si j’ai lu que l’organisation urbaine du centre-ville n’avait que très peu évolué depuis la période médiévale, cela ne le transforme pas pour autant en une espèce de parodie moyenâgeuse – à l’image de certaines cités girondines à côté desquelles j’ai grandi comme Castillon-La-Bataille ou Saint-Macaire, toutes entières tournées vers le tourisme et le mise en scène de leur passé (bon c’est pas le Puy-Du-Fou non plus). Dès que l’on quitte les trois ou quatre rues principales de Poitiers, organisées sur le modèle de n’importe quel bled français de cette taille (une grande place où un H&M fait face à un hôtel de ville), on est mis au contact d’un très fort sentiment de présent et de vie, rendu possible par l’épanouissement du végétal un peu partout et les ouvertures franches qui percent les bâtiments en créant des perspectives délirantes, et nous instruit sur la manière dont ils sont vécus et traversés. Il suffit de s’engouffrer dans un chemin, le parvis d’une résidence ouverte où jouent des enfants, ou près du ruisseau qui coupe la ville en deux pour perdre durablement l’impression d’évoluer dans un centre historique un peu assommant. Une ville jamais muséifiée, notamment parce que ses vestiges y sont éclatés un peu partout, et sans uniformité apparente où se superposent jardins infinis qui débordent sur l’espace public et logements bigarrés. À l’image du boulevard qui longe le cours d’eau du Clain et donne à voir une diversité rare du bâti ; c’est comme si on avait, à cet endroit, un peu abattu la ségrégation spatiale et que les villas en pierre avec jardin, les logements sociaux des années 1970 ou les nouvelles résidences de standing, pouvaient se faire face pour profiter d’une même qualité de vie. En m’amusant à lire choke enough à l’aune du paysage pictavien, je pourrais dire qu’il n’est ni programmatique ni uniforme, malgré une cohérence sonore interne, et échappe à toute désuétude ou caractère un peu affecté, parce que ses flûtes et ses trompettes idiosyncratiques ne singent en aucun cas une idée archétypale de la musique ancienne. 

Revenir à Poitiers pour y tourner un clip (celui de « family and friends »), y dévoiler subrepticement ses parents et leurs amis danser une bourrée dans un garage, c’est se réapproprier et redécouvrir ce quelque chose de « familier ». C’est aussi ne pas laisser l’histoire et la géographie du territoire de France aux seuls mains des fachos et autres nostalgiques d’une histoire toujours un peu révisée. C’est décentraliser, redonner quelque chose au patrimoine qui nous a vu grandir. Savoir ou plutôt se souvenir d’où l’on vient, se situer à l’ère de la disparition ou de la recomposition subie des frontières, semble être désormais un besoin quasi vital. Mais c’est aussi forcément un peu la re-création d’un espace fictif, bâti sur des souvenirs à la fois durables et fragiles, des vestiges et l’ombre de ces vestiges. Quelque chose d’artificiel, et comme l’ensemble du marais poitevin est sillonné de très nombreux cours d’eau synthétiques, on ne se leurre nullement sur l’existence d’un type de vérité qui découlerait directement d’une authenticité fantasmée. Le morceau qui met peut-être le plus en jeu cette rencontre sonore entre immédiateté des sensations et reconstitution a posteriori du réel, ou entre « nature et culture » si on veut, est le morceau « want to wanna come back ». Il intègre de la guitare acoustique où l’on a l’impression franche à l’oreille de sentir la pression de la pulpe du doigt sur la corde, mais aussi, vu que ce track fait feu de tout bois, s’amuse à fendiller et abstraire cette guitare par un break de drum’n’bass complètement dissous et dévirilisé.

Un peu partout dans ses entretiens récents, oklou parle de sa lassitude d’Internet et je crois que ses mots résonnent aujourd’hui grandement pour tous ceux qui ont grandi dans un âge d’or du Web, une bulle d’utopie, d’escapism à une époque où en France et partout ailleurs, ça puait pourtant déjà fort. Un temps où l’on pouvait encore croire que la raison d’être de ce réseau mondialisé était de « faire lien », de bâtir des ponts, ou de couvrir tous les dérivés de ce champ lexical avant de se rendre compte, tardivement, qu’il n’a cessé plutôt d’exclure, de tracer des frontières, pour ne pas se faire carrément l’instrument indispensable du fascisme latent, hier, et efficient, aujourd’hui. Ça donne – comme elle – un peu envie de quitter tout ça. Si je me permets cet écart qui n’en est pas vraiment un, c’est qu’il me semble aussi important de souligner l’engagement politique d’oklou en tant qu’artiste, et notamment sur ses réseaux (il y a peu, les bénéfices de la vente des stems de choke enough ont été reversés à une famille qui tente de survivre à Gaza). Et même si sa musique part toujours de là, Internet n’est plus un refuge. Alors, comme sur la cover de choke enough, on regarde de façon inquiète le dehors. On ne rêve plus, ou alors cyniquement, et depuis la crise du Covid tout le monde conscientise cette assourdissante chute libre. Il semblerait que la musique ne puisse plus complètement faire abstraction de cela. Affleure un sentiment rampant d’inquiétude, qui court de piste en piste et qui serre un peu le cœur. Ce sentiment s’épanouit, me semble-t-il, dans de tout petits détails : le sample d’hélicoptère sur le magnifique « plague dogs », cette étrange piste qui passe pour un vestige plutôt qu’un véritable morceau, et qui se termine littéralement par un bug. Je pense aussi à l’interlude « (;´༎ຶٹ༎ຶ`) » dont on ne saisit si elle se compose d’un chant d’oiseau ou d’une alarme, aux corbeaux omineux d’« harvest sky » ou à la seconde interlude « forces », très BOC-like et dont le sample vocal me rappelle l’ambiance funeste de l’EP Desert Strike de Fatima Al Qadiri autour du jeu vidéo du même nom. Oklou, en faisant dialoguer délicatement glitchs et croassements, parle, souterrainement, d’une forme d’inquiétude toute caractéristique à sa génération. Des petites saillies constitutives du plaisir que l’on ressent à l’écoute de l’album mais qui viennent aussi perturber ou recouvrir quelque peu ses élans vitaux. 

Quand j’entends l’éponyme « choke enough » j’ai l’impression d’entendre une musique engourdie ou diminuée, quasi inondable tant cette piste apparaît comme un morceau de trance que l’on écouterait depuis le fond d’une baignoire. L’eau s’y infiltre de toutes parts, tout y est un peu percé. La voix en premier lieu. En ce sens, on dirait davantage un souvenir de morceau, quelque chose que l’on tenterait tant bien que mal de chanter de mémoire. Malgré cet aspect fuyant, un peu sur le fil du rasoir, il en émane aussi, comme sur toutes les autres pistes, une forme de calme. Comme une plage après un orage ou un visage rougi après une crise de larmes. Des émotions un peu indéfinissables, ouvertes et ondoyantes qui donnent une couleur moirée à l’album et ne l’enferment pas dans un type d’émotions fabriquées. À certains endroits de choke enough, sa voix est très claire, nette et précise, parfois lente dans son phrasé. Je ressens alors toutes les syllabes – leur impact et leur texture – même sans forcément saisir le sens des phrases et des mots qu’elles forment. Oklou nous laisse donc la possibilité de comprendre ou non ses paroles pour que l’on puisse s’y retrouver ou s’y perdre. Au choix.

J’ai récemment découvert un film qui s’appelle Festa Major réalisé par Jean-Baptiste Alazard. Il y filme une fête qui prend place durant plusieurs jours de manière ininterrompue à Fillols, un village des Pyrénées-Orientales. Le film est très beau dans les moments où il se déplace un peu, quitte la place du village et observe l’action de loin, la prolonge à l’échelle du paysage environnant où voix et musique entremêlées ricochent sur les roches pyrénéennes. Marylou Mayniel, qui a assisté enfant à des fêtes de village traditionnelles, garde des souvenirs forts de ces moments passés dans ces manifestations à écouter un peu de côté ce qui s’y déroulait. Dans « (;´༎ຶٹ༎ຶ`) », les bruits de pas qui écrasent feuilles et brindilles (semble-t-il, du moins, tout cela vient de très loin) donnent l’impression de ne pas encore être arrivé-e à la fête si attendue. Sa musique traduit cette sensation si singulière : ces quelques traces sonores qui ondulent et bruissent dans l’air, se mêlent aux chants des grillons et luisent dans la nuit bleue tachée d’étoiles (entracte inoubliable aux trois quarts de « I didn’t give up on you » sur Galore). 

 Pour être exact d’un point de vue acoustique, quand on est loin d’une fête, c’est moins la mélodie que l’on entend que les basses, rompues et capricieuses, dont le trajet pour parvenir jusqu’à nos oreilles est quelque peu accidenté. Il y a quelque chose de toujours enchanteur dans la rumeur discrète et profonde d’une teuf à quelques kilomètres, avec ce battement vertical qui donne l’étrange impression que c’est invariablement la même musique qui est blastée. Même sentiment ici d’une musique un peu étouffée, qui viendrait d’un champ mais que l’on écouterait plutôt dans la forêt aux alentours, ou tout simplement au travers d’une couette épaisse. Une démarche qui évacue les drums et qui fragilise un peu la musique, la rend un peu tremblante, comme l’impression optique de flou qui entoure une source de chaleur importante. Les ritournelles de « thank you for recording » faites de flûtes et de glitchs se substituent à une métrique totalisante. Et si les drums n’ont pas complètement disparu, elles sont plutôt reléguées à la marge. Cela m’évoque les très nombreux chemins de traverse pictaviens, ces petites routes de promenade qui viennent s’épanouir à des niveaux d’altitude différents tout autour des routes et boulevards principaux. Dans « family and friends », la basse est certes rebondie et joueuse, mais intermittente. À vrai dire, si l’on tentait de frapper la mesure, ça ferait presque plus de bruit que le morceau lui-même : oklou fait grandement confiance à l’espace négatif.

Et pour finir sur cet album, sorti il y a plusieurs mois déjà, j’évoquerai cette piste à la construction renversante que je ne peux m’ôter de la tête. La quête de boucle parfaite, brillante et rebondie comme une perle, a été fructueuse, pourrait-on dire. La mélodie adorable d’« ict » pourrait être entonnée par un elfe, un farfadet ou toute autre créature merveilleuse de la forêt. Elle modèle un espace en 3D réverbéré où l’on peut entendre au loin un camion de glaces – représenté métonymiquement par une mélodie à la trompette – se balader dans les rues. Des petits tapotements prennent bientôt toute la place ; puis un affolement significatif prend – sans doute les enfants qui se réjouissent de son passage – à mesure qu’il semble se rapprocher. C’est une mise en scène très évocatrice de l’espace sonore, pleine d’effervescence légère, comme la construction d’une tour de Kapla qui empilerait des textures, où chaque ligne mélodique se superpose, vient créer du relief et aboutit en l’élévation d’une vaste saillie glacée : un cornet de glaces à cinq boules musical. Un vrai album de début de fin d’hiver et de début de printemps, où tout semble recouvert d’un léger givre que le soleil s’entête à faire fondre doucement tout au long de la journée, et qui me rappelle la manière dont Thomas A. Ravier (dans un livre que je n’aime pas beaucoup je crois) parle du baroque : « On encourage les fleurs à naître, lesquelles, en échange, vous enseignent la musique des ondes. Le printemps guette. L’été est une intrigue. »

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