Pour parler de la musique de Tobi Wolf, il faut parler de schlager, puisque c’est ce qu’on entend sur son disque, mais il faut aussi parler de la Grande Triple Alliance internationale de l’Est, et plus précisément de Télédétente 666, duo qu’il (Sepi, de son son vrai nom) y formait avec son acolyte Wagener, et dont le Karen a du en marquer plus d’un·e en 2015. Son premier strudel est donc un album de schlager fait par un outsider du schlager, mais il n’est ni une parodie du genre, ni un hommage premier degré qui risquerait de se prendre beaucoup trop au sérieux.
Apparu au début du XXème siècle en Allemagne, au Bénélux ou en Europe centrale, le schlager est une forme hyper populaire (dans les deux sens du terme) de la variété dans ce qu’elle a de plus basique, et on l’entend dans des fêtes de village, des friteries ou des événements sportifs plutôt que dans des salles de concerts ou des clubs branchés. Ce n’est pas la musique qui vous fera a priori accéder, à force d’écoutes, à une élévation spirituelle spontanée : en allemand, schlagen signifie frapper, pour vous donner une idée du niveau de raffinement. Mélodies-rengaines, rythmiques tonitruantes appuyées, paroles délicates comme une pinte de schnaps : voilà une forme toute primitive (ça fait du bien de l’utiliser dans ce sens là, pour une fois !) qui ne rougit pas de sa rudesse, et qui même se célèbre. Alors oui, l’illumination peut prendre forme n’importe où, au coin d’une rue, dans un temple ou en ligne avec le standard de France Travail, mais je doute qu’à ce moment là, vous soyez en train d’écouter Gebrüder Blattschuss à toute blinde.
Le disque de Sepi aka Tobi Wolf, c’est l’histoire d’un mec, comme disait Coluche, d’un mec blanc, d’un mec normal quoi – une blanchité normative sous-entendue par notre légendaire comique –, mais normal seulement en apparence. Car si Tobi chante, avec ardeur et dans un allemand cosmopolite, des chansons empruntant pas mal de codes et artifices à la bourrative musique populaire germanique, on sent ici que quelque chose cloche. Le schlager de herr Wolf n’est ni une parodie vide, ni une satire. Enfin, jamais complètement. À la fois détournement paroxystique et réduction référencée approximative, elle réussi l’exploit de saccager les tubes ET l’esprit du ZDF-Hitparade, mais aussi de décaper le vernis de ces romances / chansons à boire, de les rendre à nouveau malsaine, au grand jour. Ces airs grouillent et sont sales, nauséeux, conscients des horreurs qu’ils tentent de couvrir ; ils chavirent avec excès, prêts à se casser la gueule en entraînant la décor – la captation d’un concert à Strasbourg par Zad Kokar illustre parfaitement cette sensation proche du mal de mer. Son premier strudel, un peu dégueu mais addictif, que l’on dévore les larmes aux yeux, a donc des vertus purgatives. Ça, Tobi ne le sait que trop bien. Sa voix énergique sautille sur les pouet-pouets des tubas MIDI et les lignes de caisse claire synthétiques, propulsée en avant par des chœurs vigoureux ; il entraîne ses congénères sans les attendre, les force à écraser des fruits gâtés, en rythme avec la grosse caisse. La foule, il l’exècre autant qu’il la rassemble, ce Narcisse grotesque conscient du blasphème musical qu’il engendre. Cette monstruosité stupéfiante, tant qu’elle en est presque magique, il se roule dedans. Il l’aime, la sublime, la maltraite.
Je ne crois pas qu’il soit pertinent ici d’encenser direct l’indéniable potentiel pop du schlager, et j’estime qu’il faut plutôt penser contre lui, en prenant pour une fois le parti d’Adorno. Car bien que je la pratique dans tous les sens sans relâche, il faut bien admettre que depuis un très gros siècle, la forme « chanson » est un point aveugle, un outil de propagande qui s’ignore plus ou moins consciemment. Et pas uniquement dans les pays ayant connu le fascisme, mais dans tout ceux dotés d’un État centralisé, d’une police et d’un appareillage sophistiqué d’organes de contrôle. Comme si la musique « populaire » (comprendre : forgée pour le peuple, par l’industrie) pouvait tout effacer, exemptait ce même peuple de réflexion sur ses agissements, anciens ou récents. L’idéologie autoritaire qui a rendu possible ces formes s’y est bien dissoute, mais n’en a aucunement disparu ; popularité chansonnière et populisme marchent de concert, avec un seul fantasme, la masse.
Tobi/Sépi, lui, aime les chansons parce qu’elles sont dangereuses : ce qui est pop(ulaire) est contagieux, infecte celleux qui jouent ou qui écoutent. Elles lui permettent d’énoncer clairement des mensonges qui disent le vrai, de prolonger des mythes, de les pervertir. Aussi, il aime travailler les sons. Je l’ai croisé pas mal de fois et il m’a souvent parlé du perfectionnisme qui régulièrement l’a amené à réaliser plusieurs versions d’une même œuvre, expliquant en parti la maigreur de sa production. Qu’il soit le Tobi Wolf de Son premier strudel ou le Sépi de Télédétente 666, il sculpte, ne laisse pas de déchets. Sur Karen, toutes les chansons frappent exactement où elles doivent, les sections rythmiques sont indémêlables, sonnent de manière impeccable ; c’est grandiloquent et décadent, passé mais juste ce qu’il faut. Des hymnes où la densité n’est ni fortuite ni accessoire, comme le schlager, quoi.
Après il est clair que comme pour Karen, Son premier Strudel ne donne pas dans la pureté. À chaque fois, la corruption est similaire : à grand coup de nihilisme et de Gewurztraminer. Pour la seconde œuvre, cela donne une sorte de rencontre entre le schlager donc, ce que l’on se figure être la palette sonore stéréotypique de l’Allemagne traditionnelle et un rock de drogué·es en bout de parcours (santé).
Je ne comprends pas vraiment l’allemand, mais cela ne m’empêche pas d’adhérer complètement au concept. Outre les instrus martiales et branlantes, qui bandent mou mais veulent tout de même en découdre, la force de Son premier strudel réside beaucoup dans la capacité du musicien de ne pas sonner comme lui-même. Exit le rockeur au grand cœur et à la voix d’or de Télédétente 666 : veuillez accueillir oncle Helmut, en drift total sur l’estrade pendant la fête communale, lançant des diatribes cryptiques impliquant une paire de Birkenstock arabes, des edelweiss en train de pourrir ou le quartier de Koenigshoffen-Ouest, le tout soutenu par un orchestre vraiment en avance sur son temps. C’est le bordel, la rigueur allemande en prend un coup, on se marre, mais très jaune.
Il y a quelque chose d’un peu terrifiant, mais aussi d’apaisant dans ce grand déballage, cette façon d’afficher toute la sauvagerie d’une musique dont le corsetage permet à une société de se maintenir dans une ignorance rassurante. Les massacres, les horreurs, le secret, tout ce qui est impossible à effacer et que l’on tente quand même de dissimuler avec de belles couleurs sans vraiment y arriver, c’est cela le schlager – et ça marche aussi pour la variétoche, en France, en Italie, partout dans le monde. Tobi Wolf, lui, fait tout remonter à la surface comme un renvoi acide, incontrôlé mais salvateur.
PS : en me documentant sur le schlager actuel, je suis tombé sur un jeune Belge néerlandophone qui s’appelle Nicky du Soleil, je vous recommande, on dirait presque de la hyperpop sans faire exprès. Comme quoi le schlager ne peut pas vraiment être parodié, ni transformé en un truc sciemment cool.