Il y a cinq ans déjà je publiais mon premier article sur Musique Journal, « La fois où le dodécaphonisme est parti en Chicken Run », hommage appuyé à l’irrévérence de Sven-Eric Johansson, mais aussi profession de foi en faveur de mon amour pour la musique savante revisitée à grands coups de synthétiseurs improbables. Depuis, rien n’a changé, et je suis toujours aussi sensible aux opéras fabriqués avec un DX7, un sampleur (voire un lecteur d’échantillon) et une bonne dose de déconne. Pour preuve, ma passion subite, terrible, pour ce premier disque issu de la collaboration du compositeur François Ribac avec la chanteuse Eva Schwabe, paru en 1993 chez No Man’s Land.
Accrochez-vous bien, car nous partons en voyage à travers les contrées les plus lugubres de la musique subventionnée française, les monts brumeux peuplés de CD qui arborent fièrement le logo de l’ADAMI, à la lisière entre arts du spectacle et musique contemporaine, ces lieux secrets où se massent les intermittents les moins fréquentables pour y célébrer des grands-messes à la gloire de l’OFF d’Avignon. Ça sent le régisseur grognon, la tournée des théâtres subventionnés des villes de moins de 50 000 habitants, les groupes scolaires bruyants. Nous y sommes, et à l’ordre du jour on vous propose de revisiter le théâtre épique de Bertolt Brecht.
Ribac et Schwabe, c’est un duo compositeur/chanteuse qui, de fait, revisite la distanciation brechtienne depuis 1990. En effet, en s’appuyant sur le jeu autour du chant de Eva Schwabe et particulièrement en exagérant à outrance des effets de diction, le duo permet de mettre à distance le texte, l’histoire racontée, et de créer un espace d’étrangeté réflexive qui nous engage différemment dans une œuvre – une manière de procéder développée par le dramaturge allemand dans les années 1930.
Malheureusement, leur aventure s’est achevée la semaine dernière puisque, par un terrible hasard, j’ai appris en écrivant cet article le décès de François Ribac. Ce touche-à-tout infatigable était un compositeur de musique électroacoustique, qu’il a étudiée auprès de Philippe Drogoz, mais il a aussi conçu des bandes sonores pour la télé, tout en étant maître de conférence en sociologie de la musique à l’Université de Bourgogne. Il a publié une ribambelle d’articles et de livres dans lesquelles je ne me suis pas plongé, mais qui font envie. Son dernier ouvrage sur la manière dont les arts de la scène et la musique se saisissent de la notion d’anthropocène vient de sortir, il est dispo en open source sur son blog. Quant à Eva Schwabe, elle est une chanteuse, comédienne, librettiste, scénographe et directrice de sa propre compagnie de théâtre en Allemagne.
En 1990, le tandem produit son premier opéra, Marguerite Ida and Helena Annabel, pour le HarlekinArtFestival à Metz. Trois ans plus tard, le label allemand No Man’s Land édite ce premier essai en CD et l’œuvre sera rejouée en 2000 au Forum Culturel du Blanc-Mesnil. Le projet est extrêmement ambitieux, puisqu’il s’agit d’une adaptation libre du Doctor Faustus Lights the Light de Gertrude Stein. Le livret original de l’écrivaine américaine est emblématique de la littérature moderniste états-unienne, et il est régulièrement adapté par des compagnies aventureuses qui veulent faire leur rituel de passage en se frottant à ce grand classique à moitié incompréhensible. Le mythe de Faust y est réécrit non du point de vue de sa relation avec Méphistophélès, mais au regard de ses rapports avec deux figures féminines multiples et insaisissables, Marguerite Ida et Helena Annabel.
Ne parlant pas l’allemand, et ne pouvant donc vraiment comprendre à quoi répondent les bouts de textes en français et en anglais, je suis impuissant à vous faire le récit de ce que contient le livret. Je peux en revanche parler de la musique, et croyez-moi, je suis face à un vrai cas de conscience, car ce que j’entends est vraiment limite-limite. Je suis à la fois assez impressionné par les prouesses de programmation et de composition de François Ribac, qui construit un univers digital original mais discret marchant particulièrement bien dans ce contexte épique brechtien, mais certains des choix d’interprétation d’Eva Schwabe font penser à un mauvais sketch des Inconnus sur le théâtre contemporain : voix de canard, diction grimaçante, ça en fait des caisses, et pour les plus chastes d’entre-vous cela risque d’être clivant.
Mais j’ai tranché, et j’ai donc décidé de pardonner à Eva Schwabe le cabotinage de cabaret, surtout que lorsque son interprétation est moins extravagante, la chanteuse allemande montre toute l’étendue de ses aptitudes vocales en explorant des timbres inédits avec beaucoup d’élégance. Surtout, j’ai trouvé l’instrumentation absolument épatante, toujours au service des prouesses lyriques de cette chanteuse décidément excentrique, et donc très variée. On rebondit de vignettes en vignettes dans un univers digital au cordeau, avec quelques facéties comme les coups de fouet sur « The Wild Woods » ou le sampling gaguesque de voix sur « Faust and Mephisto ». Je trouve une qualité d’expression presque picturale à ces pièces, analogue à la musique du Moussorgsky des Tableaux d’une Exposition… sauf qu’en fait ce serait plutôt Art of Noise et Yello qui adaptent L’Opéra de Quat’Sous de Brecht et Weill. Prenez ce « Doctor Faustus at Home », épique et imprévisible, suivi du faux-jazz nonchalant et absurde de « In the City » : si parfois on a du mal à suivre, le nombre de bonnes idées à la minute est tout bonnement prodigieux.
Comme pour le Rotas Tenet de Sven Eric-Johansson, au-delà du clash assez inattendu de sonorités digitales pétillantes et pop avec une musique somme toute savante, ce qui m’a vraiment convaincu, c’est la forme singulière d’humour qu’on y devine, ainsi que le côté périlleux de l’entreprise. Ce sont des qualités, le risque et la facétie, que l’on ne trouve que trop rarement dans une musique contemporaine bien souvent très, voire trop cérébrale (quoique je me dois de citer le travail récent de Johanna Beaussart, compositrice et chanteuse qui n’hésite pas à cultiver une dimension clownesque dans son travail). Alors, je vous en exhorte une fois encore : osez donc sauter dans ce train fonçant droit vers une musique fofolle, à mi-chemin entre un manteau Desigual et une banque de samples PCM « Orchestral » pour Roland D110, vous ne le regretterez pas.