Peu après avoir fêté mes 11 ans, une opportunité inédite s’est offerte à moi. J’étais jusqu’alors épris de jazz et de classiques rock, lorsque le gendre d’un ami de mes parents, qui officiait en tant que bassiste dans le groupe grindcore nantais Elysium, m’a proposé de découvrir les musiques extrêmes sur instruments amplifiés. Il m’a gravé une dizaine de CD, et mon adhésion fut immédiate. En quelques mois, grâce à l’ordinateur familial, Soulseek et le forum Metal France, je devenais un féru de grind. À 12 ans, je commençais à écrire pour le webzine dédié aux musiques extrêmes Nawak Posse, et tout mon temps était consacré à pourvoir mes oreilles en blast-beats ultra rapides, tandis que mon père était assez bienveillant pour m’accompagner dans les pires squats de Toulouse où j’allais prendre ma dose de distorsion démesurée et grotesque.
J’abordais cette musique avec passion, mais aussi, évidemment, avec beaucoup de naïveté, et un rapport à la violence typiquement fondé sur une masculinité d’adolescent fragile et indécis, mais aussi blanc et bourgeois. J’étais fasciné par la violence pure de cette musique, et en même temps attiré par l’hystérie un peu fragile de ces morceaux qui ne tiennent pas debout plus d’une minute. Quoi qu’il en soit, cet amour fusionnel avec le grind ne fut qu’éphémère, et à la sortie du collège, je n’écoutais plus que très rarement du grindcore originel. Une évolution lente m’avait emmené des territoires grind à la noise, ainsi qu’à la musique électronique. Au cours de cette trajectoire, quelques groupes sont néanmoins restés pour moi comme des lueurs lointaines, comme le signe d’une pré-inclination en germe, la marque d’une attirance pour la musique qui porte en creux des devenirs à réaliser. Je vais aujourd’hui vous parler de l’un de ces groupes : Asterisk*.
De fait, j’ai un peu du mal à faire le lien entre ce que j’écoute au quotidien et certains groupes que j’écoutais en boucle vers 2003. Je veux parler, par exemple, de la furie digi-grind de Agoraphobic Nosebleed. Le gimmick de la double pédale programmée sur Fruity Loops est amusant, mais me semble être une impasse. Alors, en faisant un tour d’horizon des groupes que j’aimais alors, je suis retombé sur Asterisk*. J’étais fasciné par leur grind expérimental sans trop avoir les mots, à l’époque, pour exprimer ce que je ressentais – sur Nawak Posse, la moitié de mes « kroniks » se concentrait sur le fait de détruire du mobilier Ikea, tout en s’étalant dans des descriptions du type « des blasts qui décoiffent » ou « un chant guttural ravageur ».
Ce trio vient d’Umeå, terre sainte du hardcore, du screamo et d’une éthique DIY à la suédoise, idiosyncrasie brillamment racontée dans ce documentaire (c’est aussi de là que vient le groupe Refused, groupe étendard du punk hardcore du golfe de Botnie). Pas complètement à contre-pied, mais pas alignée non plus, la musique d’Asterisk* a une relation ambigüe au continuum straight-edge-veganisme-hardcore politique. En effet, leur musique a un côté plastique, farceur, mais aussi avant-gardiste et arty qui ne colle pas exactement avec l’esthétique du UxÅ (le petit nom du hardcore d’Umeå). Disons que si on entend, dans les compositions de notre trio, un peu des guitares sèches, précises et rapides du hardcore du nord de la Suède, leur signature sur le label Three One G, dès leur premier disque, les a placés sur un autre axe. En effet, très loin de là, à San Diego, Justin Pearson et ses comparses de The Locust, accompagnés d’autres groupes comme Jenny Piccolo, inventent à la fin des années 1990 un son à la croisée du screamo, du grind et de ce qu’on appellera plus tard le mathcore (soit une forme de hardcore alambiqué reposant sur des signatures rythmiques venant plutôt du jazz ou de la musique latine). Justin fonde rapidement Three One G, qui deviendra emblématique de ce blend électrisant, et Asterisk* sortiront leur premier album, un split avec Jenny Piccolo, puis la compilation dont on parle aujourd’hui, sur cette véritable institution des musiques chéper et vénères du sud de la Californie.
La compilation « Dogma » présente donc l’intégralité des morceaux sortis par le groupe et quelques inédits. On a 41 morceaux pour se plonger dans leur grind incisif et complexe, qui respecte quand même les grandes lignes du genre : intro, blast-beat, accalmie, blast-beat, alternance d’une voix gutturale et de cris suraigus et saturés. Ces cris de porcelets qu’on égorge étaient le scream typique du hardcore à l’époque, et j’ai toujours un petit faible pour ce chant, car la voix se transforme alors en un instrument ultra saturé et en même temps très organique. À travers le disque, je voyage dans mes oreilles d’ado, et ce qui me marque c’est que ce sont à peu près les mêmes morceaux que j’aime aujourd’hui. Et il faut dire qu’il y a vraiment un certain nombre de pistes inspirées. Prenons par exemple « Furniture », et son genre de math-grind polyrythmique agrémenté d’une basse électronique fluctuante : je trouve là une vraie brèche qui me donne envie de réactiver le croisement entre musiques extrêmes et expérimentations électroniques DIY, mais pitié, sans la pompe et le sérieux de Liturgy, ou, pour ceux qui se rappellent, de Genghis Tron.
Au-delà de son énergie incroyable, la musique d’Asterisk* est pleine d’humour. On trouve des constructions de plans pseudojazzy, comme sur « changing times » ou des clins d’œil aux clichés du rock-fort (« drink me »). Pour autant, quand il faut crier une forme de désespoir politique et existentiel, les Suédois tapent fort et juste, avec des morceaux comme « Red » ou « Adding Milk to DNA ». Bref, je ne vais pas m’attarder sur les nombreux morceaux, certes courts, mais très touffus, de la compilation. Ce qu’il en ressort pour moi, c’est déjà une sorte de cohérence, personnelle, entre ce qui attirait mon oreille à l’époque et ce qui continue d’attiser ma curiosité aujourd’hui : une musique ludique et inventive, pleine de micro-utopies sonores. Mais ce que je comprends mieux maintenant, c’est le côté avant-gardiste de la musique d’Asterisk* au début des années 2000, qui faisait se croiser une sensibilité emo hardcore et des expérimentations électroniques.
Il faut dire que le groupe était bien encadré, puisque le label de Justin Pearson a promu une version du continuum grind dans une version presque queer, en tout cas carrément pas bas du front. Résultat, entre 2000 et 2005, quelques groupes mathcore/grind sont devenus quasiment vendeurs, et auréolés d’une certaine hype. Des formations comme The Blood Brothers ou The Chinese Stars ont prospéré, via le label californien, avec une esthétique emo-fluo qui allait bientôt faire le pont avec la musique de club via Myspace, Crystal Castles, des choix capillaires osés et un gout immodéré pour les T-shirts flashy trois fois trop petits. J’ai complètement suivi cette tendance à l’époque, y trouvant plus mon compte qu’avec le public plus caricaturalement masculin des concerts de musique extrême à Toulouse. Et c’est ce qui m’a préparé à la musique de club, ça, c’est une certitude.
Mais Asterisk* a exploré avec beaucoup de panache cette veine expé mais emo, en collaborant par exemple avec la figure de la noise norvégienne Lasse Marhaug (le morceau « An Angel Collapsing » sur la compilation), tout en préservant un son fermement grind, obtus et parfois même aride. Lasse Marhaug, qui était à l’époque au sommet de son art, n’était visiblement pas le seul dans les cercles noise à avoir un petit faible pour le groupe suédois. On retrouve en effet sur Lady Godiva Operations un EP de remixs all-star des morceaux de Asterisk*, sorti en 2004, pour fêter la mort du groupe. Parmi les remixeurs, Marhaug mais aussi Merzbow, tout simplement. Honnêtement, je ne trouve pas le disque sensationnel, mais cela me permet de repenser à ce moment où une soif d’inventivité et d’hybridation s’était emparée des franges les plus curieuses du grind, sans pour autant se prendre trop de sérieux. Et malheureusement, je trouve rarement mon compte dans le grindcore d’aujourd’hui, souvent empêtré dans une forme de rétromania saoulante ou bien dans une forme de compet’ à la brutalité un peu conne, voire les deux.
Vous l’avez compris, je réouvre cette brèche dans ma mémoire d’auditeur pour pouvoir imaginer un disque grind de Eartheater qui ne soit pas démago, pour se lancer dans des projets de blast-beats imprévisibles, emo, mais sans prétention, et peut être me remettre à porter des t-shirts bien trop petits. Lessgo comme disent les jeunes ?