Mon pote Jacques est un mec stylé quoiqu’à l’ancienne, ce qui est normal pour un quinquagénaire de sa trempe. Parfait équilibre d’affabilité et de misanthropie, il est un maître étalon de la sape et de la musique du vingtième siècle, doublé d’un illustrateur talentueux. Nous ne sommes pas d’accord sur plein de choses, musicalement notamment, mais son oreille force le respect et j’écoute donc ses analyses avec attention, déférence et ce respect que l’on doit aux ainé·es. Il est capable de tenir des monologues vraiment poussés sur, au choix : les vestes à chevron de Morton Feldman, ce qui différencie musiques industrielles et post-industrielles, la suprématie des chemises oxford blanches ou la discographie de Tangerine Dream. Mais ce que j’aime le plus chez celui que l’on surnomme affectueusement Grand-père Simpson, c’est une très belle volonté de transmission, alliée à une conscience aiguë du fait que ses goûts et connaissances, respectivement pointus et encyclopédiques, sont toujours situés. Jacques sait ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas, ce qui m’impressionne toujours beaucoup ; il connaît surtout ses limites et ne va donc pas se risquer sur ce qu’il ne maîtrise que vaguement, ce qui est tout aussi classe, je trouve.
L’écouter parler de musique en liant toujours contexte et matérialité du son (de musiquer, donc) est un régal. Dans ses cours magistraux de comptoir, il déroule avec élégance et simplicité, sans jamais perdre la saveur. J’ai toujours voulu partager un peu de cela, mais il s’avère que Jacques ne veut pas que sa parole soit encapsulée, tronquée puis reportée par une tierce personne. Il veut pouvoir donner de l’ampleur, préciser, complexifier, ce que je comprends. Mais par exemple, pour la thèse que je suis en train de rédiger, je ne peux même pas le citer et c’est un véritable supplice ! Pourtant, lui-même vient de me donner une opportunité sans précédent, il y a à peu près une semaine, en intervenant dans Les Voix Croisées, émission LYL radio des lyonnais Affadis Plein et Cent D’or, pour une heure consacrée à un de ses sujets préférés : François de Roubaix.
Nous avons assez peu parlé de M. de Roubaix chez Musique Journal, si ce n’est dans cet article consacré à la sensation océanique imprégnant sa musique. En effet, c’est une figure plus convoquée que disséquée, surement parce que son œuvre est l’archétype de la chasse gardée du connaisseurs des temps jadis. De cela Jacques n’a cure (ou plutôt il l’accepte sans en faire des caisses), et surtout il en parle très bien. Ce qui m’intéresse avec cette émission, presque autant que la sélection faisant s’enchaîner ses morceaux préférés du compositeur, c’est la façon dont Jacques en parle, avec passion et humour, sans se prendre la tête, discutant avec ses amis qui ne connaissaient pas vraiment l’œuvre de FDR jusqu’à ce qu’ils se trouvent exposés à la BO de Transition de phase dans les cristaux liquides, docu bien fonctionnaliste de Jean Painlevé. La leçon n’est à aucun moment verticale et plombante, du genre « les essentiels » ; non, on apprend des trucs, c’est de la pédagogie alternos qui se la raconte pas, un vrai partage horizontal et intergénérationnel des savoirs, sans pression. Jacques, c’est une sorte de Père Castor, sauf qu’il te fait pas la lecture depuis une chaise alors que t’es assis·e, mais vient parler à tes côtés dans la ronde, le tout en fumant des cigarillos vanillés. Et aussi, évidemment, ce qui me fait plaisir, c’est qu’il s’agit d’une heure de radio musicale où ÇA PARLE, ce qui est selon moi élémentaire et tend à un peu trop être mis de côté, aujourd’hui.
Je vous laisse donc découvrir ce programme en mentionnant, juste en passant et pour la transition, qu’à un moment ça bifurque sur les indicatifs réalisés par De Roubaix pour Télé Zaïre, chaîne sur laquelle un second maître du style, et pas des moindres, a fait quelques apparitions, j’ai nommé… Papa Wemba ! Cette bifurcation n’est aucunement justifiée, on pourrait dire que l’élégance est la ligne conductrice ici mais la vérité c’est surtout que j’avais également envie de vous faire partager une chanson vidéoclipée que j’adore de feu « Le Roi de la Rumba Congolaise » (aussi surnommé « Vieux Python » ou « Jules Presley ») avec son groupe Viva la Musica : la très justement nommée « Latin Lover ».
Cette œuvre me fascine, dans son entièreté. Attardons-nous déjà sur cette voix de ténor si particulière et tendue, déroulant des vérités éternelles dans un savoureux lingala mâtiné de termes français jaillissant de manière impromptue – équilibre, rond-point, ici à droite –, et d’un espagnol essentialiste. Juste avec ça, je suis comblé déjà. Et si l’on se penche sur l’instrumentation, là, c’est le délire ! Ça part d’abord avec cette longue intro tripartite de deux minutes trente, carrément funky, avec la batterie Top 50 qui annonce le programme, une basse déliée à la camerounaise et la gratte qui tranche dans le vif sans faire d’histoire, en cocotte et en riff. On peut pas dire, le sujet est plus que maîtrisé sans pour autant tirer en longueur, et on arrive naturellement mais sans s’y attendre au cœur de l’affaire, une rumba congolaise archi-laidback. Et il y en a encore pour trois minutes trente, mes chèr·es ami·es ! Et là c’est même plus la peine, la fiesta je vous dis, le piano qui claque un montuno irrésistible. Papa tape les louanges, y a de la place pour tout le monde, même pour un solo de flûte !
Ce qui nous amène logiquement à la partie audiovisuelle de cette œuvre de génie. Une synchro approximative, un fond vert fixe, de type entrée de tunnel routier, le décor est posé. Ensuite vestimentairement, désolé Jacques mais là ça joue dans une autre catégorie. Dans ta grande humilité je suis sûr que même toi reconnais la prévalence en la matière de ce cher Jules Shungu Wembadio Pene Kikumba, figure majeure du processus de démocratisation de la SAPE. Et là c’est zéro blague, costume gris avec empiècement, le pantalon qui ouvre un continuum zazou/kimono/baggy inédit, le béret oversize, les lunettes de soleil chic, la montre rose et le t-shirt col V… Et évidemment, comme le veut la loi, on ne retire pas les étiquettes ! On sent que l’histoire a été torchée en quelques prises maximum, en même temps avec un patron comme ça c’est un plaisir, sa présence est dingue, même avec l’idée de clip la plus rincée de la Terre il te sublime le truc. Jamais, jamais au grand jamais il ne s’arrête d’être le beau gosse qu’il sait être : on ne voit que lui pendant un peu plus de six minutes et chaque mouvement, même infime, contribue à la chorégraphie. Il démarre assis et silencieux dans un siège (orange, svp), contemple le monde entier qui s’offre à lui, avec un petit coup d’épaule déjà il met une ambiance pas possible et quand il commence à danser pour de vrai, tirant sur le pantalon et haranguant les foules imaginaires, toujours avec la classe inhérente à son rang, alors le ciel est la limite.
D’un ami tutélaire au « Chef du village Molokaï », du Rhône au Congo, il n’y avait donc qu’un pas, que je franchis pour vous avec plaisir et aisance. Qu’il s’agisse d’un vidéoclip extravagant ou d’une discussion décontractée, le but poursuivi est toujours le même : mettre par tous les moyens l’élégance à l’honneur, pour que nos successeur·euses et pairs se souviennent que sans cela, la vie vaut tout juste la peine d’être vécue.