Bien souvent, j’imagine les fans de pop comme les lecteurs de Georges Perec : fascinés par les dévoilements discrets, la confession voilée, l’autobiographie codée. À reconstituer la photographie d’une vie souvent frappée par l’incomplétude, à voir les existences comme des puzzles, comme dans La vie mode d’emploi. Car les discographies peuvent elles aussi être des puzzles. Lacunaires, incohérentes, épousant plus ou moins une biographie, elles sont bien souvent propices à la rêverie… Je pense que les fans de pop, quand ils se trouvent face à des pièces manquantes ou singulières, ont toujours tendance à fantasmer des vies, à construire des mythes, à imaginer des histoires.
Ce fut mon cas, autour d’une chanteuse nommée Cheri Knight, dont le label Freedom To Spend a réédité les tout premiers enregistrements dans une anthologie intitulée American Rituals. Si on s’intéressait à elle ces dernières années, on disposait de deux albums d’alternative country avec son groupe Blood Oranges, suivis de deux albums solos de country encore plus alternative (dont le très beau Northeast Kingdom en 1998). Mais pour ceux qui utilisaient les réseaux de peer-to-peer, il existait un autre morceau ressortait quand on tapait le nom de Cheri Knight. En réalité on en trouvait deux, trois, mais un seul m’a frappé suffisamment pour que je le sauvegarde. Il y a un bonheur de la découverte inespérée propre à ces réseaux : sur Soulseek par exemple, quand vous tapez un nom, le bruit d’une recherche peut parfois être la plus belle musique du monde. « Prime Numbers », c’est le titre de la chanson, ne figurait sur aucun des albums de la musicienne mais sur plusieurs compiles plus anciennes et laissait entrevoir une tout autre facette, un tout autre monde, peut-être bien une autre vie. Un morceau mystérieux car sans rapport avec sa production des années 1990. L’enquête Knight est une enquête avec des détours car ces compilations, plus ou moins obscures, découvertes donc totalement par hasard, étaient elles-mêmes assez fascinantes.
C’est avec le bout du monde, l’Australie, que j’ai découvert « Prime Numbers » : une cassette, parue en 1981 dans le magazine Fast Forward, révélait une scène post-punk / minimal wave australienne (avec la toute première apparition discographique de Dead Can Dance), l’influence méconnue de Cabaret Voltaire sur une génération, la vie souterraine d’un pays lointain. Puisque cet article a aussi pour objet les rêveries sur les noms (de pays), de lieux, de musicien·nes, il faut évoquer l’enchantement mélancolique qu’il y a à écouter, des années plus tard, des groupes dont il s’agit de la seule trace discographique. Quelle fut leur vie après cette jeunesse punk ? Ont-ils continué si localement qu’ils n’ont plus laissé la moindre trace ? Y repensent-ils ? Deuxième compilation où figurait « Prime Numbers » : Shadow and Substance : The Wonderful World of Glass vol. 2, parue en 1984, qui créait une passerelle transatlantique, une internationale pop avec d’un côté The Jazz Butcher, Spacemen 3, les Pastels et la cohorte d’artistes signé·es chez le label londonien Glass, et toute une scène étasunienne de l’autre. Et aujourd’hui, je sais que la chanson était avant cela sur la cassette Dub Communiqué, agencement de Steve Fisk autour de la scène d’Olympia et de Seattle. Mais cette compilation (vraiment locale) était difficilement accessible, même Soulseek ne la connaissait pas. Sur toutes ces anthologies, le même titre de Cheri détonne, incroyablement lumineux au milieu de tous morceaux post-punk souvent fuligineux. « Prime Numbers » est une chanson extraordinaire, très simple mais très extraordinaire. Une chanson sans pareil comme on en découvre rarement et qui détonne aussi parce qu’elle ne semble appartenir à aucune des scènes qui l’entoure.
À l’écoute, on songe bien plutôt à la musique minimaliste américaine. De fait, Cheri Knight fait presque tout toute seule là dessus et on y entend peu de choses, trois en fait : des mains qui clappent ou qui font des percussions, une basse très légère et la voix de notre chanteuse. Ces trois lignes fonctionnent comme des boucles qui se croisent se cesse, se recombinant entre elles, se dédoublant parfois, se désagrégeant à d’autres moments, comme des danseur·euses passant de l’un à l’autre, des coureur·ses changeant de lignes, une sinuosité qui rend riche et mouvante la mélodie presque candide. Les enchaînements sont vifs et précis mais le tempo est pourtant lent, tandis que la voix apparaît chaleureuse mais un peu mécanique. Elle chante une sorte de comptine dans laquelle, comme il se doit, on compte, et où tout le monde et toutes choses sont des nombres, toutes paroles sont des chiffres.
Minimalisme donc. Les voix dédoublées semblent s’inspirer du phasing de Steve Reich – le chant en forme de chiffres rappelle inévitablement le « Knee Play » d’Einstein on The Beach. Mais c’est aussi une simple chanson pop, une ritournelle que l’on chantonnera la journée entière, avec un détachement mi-ironique mi-mélancolique dans la façon de poser, qui peut rappeler les Young Marble GIants, ou quelque chose de virevoltant proche du « Let X=X » de Laurie Anderson. Si décrire les individus comme des numéros peut avoir quelque chose de froid, la musique suggère bien plutôt un regard apaisé sur le monde.
Autre chose frappe à l’écoute de cette chanson, c’est son sens de l’espace. Il y a une satisfaction, un bonheur immédiat à entendre ces lignes vocales faire des crochets sur la maille dessinée par la basse, avec les claps secs qui assurent une parfaite régularité comme un métier à tisser. Il y a un bien-être presque hypnotique à se laisser emporter par une mécanique si parfaite, à la fois virtuose – on ne suit pas tout et on peut se perdre dans ces entrelacs qui se recombinent sans cesse – et en même temps parfaitement lisible. Cette nette disposition dans l’espace provoque à l’écoute un apaisement proche de celui suscité par la contemplation d’un jardin zen. Cet art de la spatialité s’explique très certainement par la méthode de Cheri Knight : dans la mesure où elle ne lit pas les notes, elle les visualise et les retranscrit sous forme de graphiques, comme Midori Takada. Il y a dans cette précision une sensation de maîtrise, de contrôle particulièrement agréable, mais aussi cette présence très humaine de la voix. Ce mélange de naturel et de technicité rapproche pour moi la musique de Knight d’autres activités plus artisanales, domestiques, réputées féminines comme la couture (près de l’âtre), ou le soin des fleurs et des plantes – au sein de l’espace enclos de la maison.
Voilà où j’en étais à l’époque, avant de découvrir American Rituals. Désormais, je peux situer à peu près « Prime Numbers » et je sais que cette chanson n’est pas si isolée. Knight a composé beaucoup d’autres pièces dans cet esprit de minimalisme pop, que l’on découvre aujourd’hui sur la réédition. Les effets de déphasage se retrouvent sur de nombreux morceaux : sur « Hear/Say » pour voix seule, un peu conceptuel, très artisanal et entêtant ; ils font aussi toute la musicalité de « Primary Colors », le pendant visuel de « Prime Numbers ».
L’autre point commun à tous morceaux est l’économie de mots. Les paroles sont soit très minimalistes, soit exprimées dans un langage imaginaire, soit envisagées comme de purs sons. Le chamanisme ludique de « Tips on Filmmaking » repose sur ses marimbas et son tambour à fente, mais surtout, sur ses paroles incantatoires et abstraites. Ce sont les murmures célestes de la miniature cosmique et cristalline « Winter Projet #2261 » qui en font la beauté. Et « No One’s Hands » n’est qu’une longue psalmodie à l’arrière-plan de laquelle se déploie un récit qui semble relater le récit d’une rencontre avec la poétesse Diane Wakoski dans un restaurant chinois (depuis L’Emploi du temps de Michel Butor et les Impressions de Kassell de Vila-Matas, on sait qu’on rencontre souvent des écrivains dans les restaurants chinois). Mais cette histoire murmurée est tellement lointaine, si souvent voilée, qu’elle en devient abstraite. Elle ne raconte rien, le fil est sans cesse interrompu, repris ailleurs, elle nous aspire, requiert toute notre attention, mais reste d’autant plus fascinante qu’elle demeure en grande partie inintelligible. On retrouve sur « Breathe » la même structure de patterns très visuels, de répétition apaisante, le même mot répété comme un mantra (« breathe out, breathe in ») dans un exercice de méditation.
À la découverte de ces morceaux, j’avoue avoir été pris d’une sorte de frénésie biographique pour enfin comprendre cette musicienne à laquelle je n’avais plus repensé depuis des années. Si, à l’image confuse que dessinaient les compilations Glass ou Fast Forward, on ajoute la lumière récente faite sur Knight – à base de notes de pochettes et d’entretiens donnés à la sortie du disque –, une biographie s’esquisse par fragments que je me suis efforcé de rassembler.
On apprend qu’elle est admise en 1979 au Collège d’Etat Evergreen, au nord d’Olympia. Une université fondée en 1967 prônant l’interdisciplinarité, fonctionnant sans notes (et sans sports), qui accueillera en son sein de nombreux futurs artistes et musiciens comme Carrie Brownstein et Corin Tucker de Sleater-Kinney, tous les membres de Beat Happening ou encore le célèbre Matt Groening. Mais également d’autres acteurs cruciaux de la scène Pacific Northwest que Cheri Knight connaissait puisqu’on les retrouve sur chacune des compilations qui incluaient « Prime Numbers » : Steve Fisk, Bruce Pavitt, John Foster. Fisk, futur producteur incontournable de la scène alternative, de K records à Sub Pop, de Screaming Trees à Nirvana ; Bruce Pavitt, lui qui débuta son fanzine Subterranean Pop (prélude à Sub Pop) à l’époque où il étudiait à Evergreen ; et John Foster, l’homme à l’origine de K.A.O.S, la radio de l’université, ainsi que du Lost Music Network qui se voulait réseau de l’internationale lo-fi et de son pendant textuel, le fanzine OP, véritable catalogue de la musique indépendante. OP consacrait un numéro à une lettre de l’alphabet, le nom de Cheri Knight figure par exemple dans l’ours du numéro F, mais au titre de « Food concept ». Un titre et une présence en pointillés qui semblent à l’image de la place qu’elle occupait, à la fois centrale, liée à tous les musicien·nes qui font et feront l’histoire de cette scène, et même temps périphérique, jamais tout à fait là, toujours déjà un peu ailleurs.
Un de ces ailleurs, qui nous rappelle que Knight a d’abord choisi d’étudier à Evergreen pour ses studios de musique électronique (avec notamment une impressionnante collection de Buchla), c’est la scène électronique DIY du Pacific Northwest. Un axe Olympia-Seattle représenté notamment par Marc Barreca ou Kerry Leimer et que ce dernier a matérialisé par la compilation Regional Zeal parue sur son label Palace Of Lights. On peut entendre Cheri sur les enregistrements de ces deux expérimentateurs redécouverts ces dernières années (avec Savant, le collectif atomisé de musiciens qui ne se croisaient jamais sauf à la fin, sur bande, quand Leimer montait les morceaux seul en studio). Là encore, le lien à Evergreen est fort, par l’intermédiaire de Steve Fisk qui a contribué à l’enregistrement du premier album de K. Leimer, Land of Look Behind, et qui par la suite apparaîtra, tout comme John Foster, sur quantité de disques de Leimer. L’influence d’Evergreen sur tout cette scène est immense (et nous n’avons même pas mentionné le fait que Calvin Johnson a littéralement fondé K Records avec l’argent d’Evergreen !) et aussi explique le rayonnement de la musique de Cheri Knight. Mais on la retrouve également loin d’Evergreen, du côté de la musique minimaliste cette fois.
Au printemps de 1981, la jeune femme se rend en effet au festival « New Music America » à San Francisco où elle rencontre Pauline Oliveros. C’est une révélation qui l’amènera à rejoindre la compositrice et sa compagne, Linda Montano, pour étudier au monastère Zen Mountain à Mount Tremper dans les Catskills. Elle s’y initie au bouddhisme auprès du rōshi John Daido Loori. À ce moment, Oliveros se fait l’avocate de la méditation associée à la musique. Elle a détaillé sa démarche dans « On Sonic Meditations » (1976), mais son intérêt pour la méditation est très antérieur. Dès la fin des années 1950, elle expérimente les bienfaits et l’apaisement que procurent les longues notes tenues. C’est ainsi que naissent les Sonic Meditations, où l’écoute devient une pratique corporelle et méditative, les exercices synchronisant la respiration avec la musique. Chose intéressante, Oliveros a créé un collectif de femmes (The ♀ Ensemble) pour explorer les premières Sonic Meditations. Également nourries par la pratique du Tai Chi, ces séances ont commencé comme des expérimentations entre le son et le corps : elles combinaient écriture de journaux intimes, discussions et exercices, partitions textuelles, et ont mené à une publication dans la revue Source, en 1971. Autant d’activités déclinées en ateliers non mixtes qui résonnent fortement avec l’atmosphère des productions de Cheri Knight.
En 1982, la jeune femme repart vivre dans son Massachusetts natal (et rural) avec sa partenaire la poète Leslie Staub, où elle mêle ses passions pour les chèvres et pour la musique. Au cours des années 1990, elle a l’occasion de rejoindre Blood Oranges et de sortir deux albums solo avec des chansons qui parlent de fermes et de fleurs (et aussi de meurtres, certes), puis s’en retourne cultiver les fleurs qu’elle vend deux fois par semaine sur les marchés de Boston. Prendre des lignes de fuite, ne jamais appartenir, ne ressembler à personne, rester cachée très loin dans d’obscures notes de pochettes, dans les lignes sibyllines de fanzines disparus ; et en même temps être totalement présente à son temps, à son lieu, s’imprégner de toutes les musiques qui l’environnent.
Je me suis lancé dans cette enquête biographique parce qu’une chanson mystérieuse me fascinait. Mais au final, il n’y a aucune surprise, il n’y a que des confirmations. Tout ce que j’ai appris, je l’entendais déjà dans « Prime Numbers » – en tous cas c’est ce que je me dis, car suis-je si sûr de l’innocence de mon oreille à l‘époque ? Et entendais-je vraiment tout ce que j’y perçois aujourd’hui ? La répétition, le langage, le zen ou une forme de femmage, tout était toujours déjà là… American Rituals dans son ensemble peut d’ailleurs être écouté à l’aune du zen. Knight l’explicite à propos de la respiration et de la répétition : « Repetition and phasing are really simple ideas. It’s either in you to be repetitive or it isn’t, and it’s really in me to be repetitive. I really have a meditation practice and I’ve dipped into various Buddhist scenarios throughout my life. A lot of [American Rituals] was that ». Même la défiance envers le langage peut faire penser au ko̅an du zen. Si à cet art de la respiration et de la répétition on ajoute la précision et la méticulosité dont nous parlions plus haut, on peut dire qu’on a bien affaire à des sortes de rituels, presque à des rituels de méditation. Si « rituel » est le mot qui convient, « américain » (même s’il se comprend) a quelque chose de grandiloquent alors que la musique de Knight est plus proche des rituels du quotidien, de cette « aire de culture féminine » donc parle l’ethnologue Yvonne Verdier (jardinage, couture, comptines…) qui a pu montrer, dans Façons de dire, façons de faire – sa grande enquête ethnographique menée en Bourgogne sur les tâches coutumières exercées par les femmes – que les rites et rituels « impliquent souvent des techniques strictement féminines ».
Une part de l’émerveillement lié au mystère s’est donc dissipée. Mais demeure le plaisir biographique, celui de rêver des vies par la musique, même s’il a changé. Le travail des « bibliothécaires du rock » pousse désormais les mélomanes à visiter des archives – de vieux numéros d’OP, des travaux d’étudiants d’une université américaine des années 1980, les archives numérisées de Pauline Oliveros – pour assembler le puzzle, reconstituer des trajectoires, saisir quelque chose de la naissance d’un mouvement musical. Cheri Knight semble a priori un témoin mineur de l’époque, qui n’a à peu près jamais été mentionnée dans les histoires de K records ou de la scène d’Olympia. Je peux désormais me l’imaginer étudiante à Evergreen, amie avec les étudiant·es musicien·nes les plus investi·es, mais solitaire, un peu ailleurs, participant aux projets qu’on lui propose, avec en bandoulière ce morceau que tout le monde devait déjà trouver fabuleux pour qu’il se retrouve comme ça partout.