Un air de biguine indocile souffle sur Saint-Anne

Négoce et Signature Biguine : Ti négoce au moule
Ocora, 2007
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Musique Journal -   Un air de biguine indocile souffle sur Saint-Anne
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Comme un célèbre inspecteur (dont le nom résonne ici par le plus heureux des hasards), j’en appelle souvent à ma compagne. Ainsi, une fois n’est pas coutume : pour notre fille dont la venue est annoncée dans quelques mois, cette séfarade multi-située a plongé dans mon héritage caribéen, lui aussi multiple. Pour bricoler un de ces assemblages émotionnellement chargés dont elle a le secret, mais aussi que déjà notre enfant écoute et s’imprègne. Outre l’amende qu’elle mérite pour excès sévère de mignonnerie, cela m’a aussi permis réécouter des contes, des chants, de la biguine et du quadrille, ce qui est quand même moins ordinaire pour moi que le gwo ka ou le zouk, par exemple. Dans ses préparations, elle a beaucoup joué un très bel album édité par Ocora en 2007, France – Guadeloupe : La Tradition Du Quadrille.

Cet album, sorte d’ethnographie lâche d’un bal musicalement très dense, émaillée de rares paroles non-musicales, très précieuses (un peu à l’image des Guadeloupéen·nes, en fait), vaut autant pour sa qualité artistique que documentaire. Les protagonistes ici sont un ensemble de quadrille, Signature, accompagné d’un accordéoniste vedette, Reynoir Casimir, dit Négoce. C’est d’ailleurs lui que l’on voit, beau et fier, si élégant, sur la pochette. À l’écoute, on ressent la vivacité de cette danse française du début du XIXe siècle, transfigurée par deux siècles de pratique – un processus de « mutation conservatoire » incessant. Tout virevolte dans un flux, on imagine sans peine les danseureuses agité·es en tous sens par les de la Commandeur Béatrice Noyer. Saisissantes, celles-ci forment une mélopée rythmique dont le sens est parfois difficile à saisir aux non-initié·es, encore plus aux non-créolophones, dans laquelle je retrouve sans peine l’art des toasters.

Le disque est bien, aucun doute, mais si je vous en parle, c’est surtout parce qu’il comporte un air qui me parle viscéralement, matériellement. C’est flou : à la fois, je sais exactement ce qui me touche tant dans « Ti Négoce Au Moule », et j’ai aussi beaucoup de mal à mettre le doigt dessus. Il y a quelque chose de difficile à formuler et qu’il est peut-être plus sage de le laisser fuir, qui dépasse le musical mais que celui-ci exprime avec clarté.

Parlons de musique, donc. Il y a bien sûr le son de l’accordéon, qui sature l’espace sonore et de jeu. Cet instrument des maîtres est devenu celui qui parle si bien de la douleur en contexte insulaire, encore colonisé ou non – l’exemple du Cap Vert est parlant, aussi. L’accordéon est une voix, une parole, une respiration, et Négoce le manie avec exactitude, amène ce qu’il faut de variations sans jamais vraiment s’éloigner du thème. Mais c’est la mélodie surtout qui me transperce. Évanescente, ses contours harmoniques sont difficiles à cerner, c’est comme un flottement entre les humeurs ; quelque chose de similaire à la saudade, peut-être. Entre ces notes, je sens de la tristesse, de l’espoir, de la colère, de la résilience. Tout ça se mêle en moi sans qu’il soit possible d’assigner, de segmenter. Ce sont des vies entières qui passent là-dedans.

Si l’accordéon éblouit tant, impétueux comme les mamelles surplombant Basse-Terre, c’est parce que l’orchestre se tient serré, que tous ses éléments sont parfaitement à leur place. Les tambours suivent leur coulée propre mais il est difficile de les différencier ; parfois, il s’évadent sans pour autant prendre toute la place. Le chacha graineux boite et bouscule, le triangle décrète, tête baissée. Le riff de guitare est nickel : lui aussi marque la mesure et la distend. Incisif rythmiquement en gardant un peu de jeu aux entournures. Dans les harmonies il y a encore cet écart un peu dissonant, rehaussant encore un peu l’amertume de la mélodie. Un air qui dit la plaie béante, le sel qui mâtine la peau, le soleil qui réchauffe et brûle les chairs.

Cette mélodie pourrait durer toujours. Elle saoule, enivre, ne cesse jamais de faire revenir le même avec des variations plus ou moins perceptibles. On voudrait danser sans cesse cette ritournelle qui saisit le bas-ventre, amenant ensemble les larmes et un désir brûlant. Elle a quelque chose de magique, de thérapeutique, un peu comme la tarentelle. Elle révèle la souffrance, ce qui est à nu, pour mieux guérir. Les pitreries de ces nègre·sses féroces et indolent·es sont pleines de rires certes, mais aussi d’une douleur incommensurable qui prescrit pour toujours un accordage parfait. Iels sont retors, pour toujours. Celui qui s’est trouvé soumis au joug des fers ne se pliera plus jamais à celui d’une règle harmonique exacte.

La fin est une merveille absolue. Le bal dans lequel ce morceau est joué se déroule à l’hôtel Le Rotabas, à Sainte-Anne, en octobre. Les auditeur·ices sont surement attablé·es, certain·es dansent peut-être. En tout cas, dans un unisson sobre et ponctuel, le morceau se termine en haut, sans faste. On en sort comme on y est entré, avec une sobriété sacrée, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen d’aborder ces choses-là. Dans le silence qui succède immédiatement cette clôture (demi-seconde d’appel d’air caractéristiques où la catharsis se propage), je m’attends toujours à ce qu’un tonnerre d’applaudissements retentisse. Mais non, juste le bruit de quelques couverts. C’est la soirée : ça, je peux l’entendre au doux ostinato composite et dense où chants des oiseaux et des insectes se tuilent, déroulant chacun leur cycle, qui est l’habillage nocturne de l’île de ma mère. Seul ce tapis subsiste, car seul ce qui a souffert de la main de l’Homme méchant à travers les siècles peut faire suite à un tel air.

Alors qu’avec ma mère, ma compagne et ma fille (à venir et déjà là), nous nous apprêtons à célébrer la venue d’un improbable messie, je me rappelle que vivre, c’est toujours résister. Et même dans ce mix méchant où les chanté nwel s’enchaînent avec véhémence, j’entends cette biguine, qui ne me quitte plus. La souffrance ne s’évapore jamais entièrement, comme la foi : voilà ce que ces voix dévotes et réjouies chantent et ce que l’accordéon de Négoce pleure.

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