Oliver Sacks n’aurait peut-être pas trouvé ça assez grave pour en parler dans Musicophilia mais je souffre ces derniers mois d’un problème quand j’écoute de la musique, c’est qu’un tas de morceaux me rentrent dans la tête du premier coup et y restent deux, trois, dix jours, sans que je puisse rien faire pour les faire s’en aller. Ça me le fait avec des gros tubes, mais aussi avec des choses pas super accrocheuses, il suffit qu’il y ait un motif répété inoffensif, quelques mots habilement rappés ou une ligne de basse smooth et hop ça s’incruste dans mon cerveau. Ça se produit également avec quelques indicatifs de France Culture (notamment celui des midis), avec certaines musiques d’attente au téléphone, avec des sons de pubs, de génériques à la con, bref ça m’épuise pas mal et surtout ça me fait craindre un peu plus chaque jour que mes prochaines « découvertes » ne se révèlent empoisonnées. C’est que je dois être fatigué, ou simplement moins engagé vitalement, je subis plus que je n’active l’expérience, il doit y avoir un mélange d’huiles neuves et anciennes au niveau du moteur qui fait que les pistons peinent un peu. Je parle d’huiles anciennes parce que j’ai aussi des réminiscences de morceaux que je n’ai pas écoutés depuis super longtemps, ou de trucs que je n’aimais même pas mais que ma mémoire, indifférente aux complexes stratégies du goût que mon moi met en place, a décidé d’enregistrer pour toujours et de rejouer de temps en temps – il y a quelques jours j’ai eu droit à « Hold On We’re Going Home » et hier soir c’était carrément « Dormir tout seul ce soir » d’Elmer Food Beat, c’est vous dire.
Mais je me retrouve quand même à avoir besoin de musique, car le silence ne me contente pas tout le temps et je recherche donc des choses pour ainsi dire non-mémorables, presque absentes à elles mêmes, ou du moins qui n’imposent pas un dialogue trop engageant. Ce serait l’équivalent d’entendre des gens parler mais de loin, sans bien entendre le contenu de leur conversation, un murmure agréable et oubliable mais qui lorsqu’il disparaît fait sentir un manque. Et j’ai trouvé quelque chose qui tombe assez bien dans la case que je cherche à cocher, puisque je l’ai déjà passé six ou sept fois sans jamais qu’il ne se transforme en earworm, ou alors c’est un earworm qui ne reste vraiment pas longtemps, ou qui s’installe mais sans devenir insupportable et qui n’est donc pas un véritable ver d’oreille (dans la même catégorie je mets « obvious » de oklou qui a réussi à se faire une place tout en discrétion en moi quand je l’ai découvert à la fin de l’année dernière).
En fait ça n’a rien d’étonnant à ce que ce disque, Opening Night, signé par deux artistes danois nommés MK Velsorf et Aase Nielsen, remplisse aussi bien la fonction que je recherche puisque c’est un projet qui tient moins d’une œuvre affirmée dans son autonomie que d’un accompagnement d’autre chose. Cet autre chose, c’est un événement qui a eu lieu à Los Angeles, le gala d’ouverture du New Theater Hollywood, un ancien théâtre reconverti en art space, si j’ai bien compris. Les deux Nordiques ont joué depuis le balcon de la salle pendant que se tenait la répétition en costumes et en public d’une pièce, mais aussi pendant les moments plus informels avant ou après, pile comme des zicos d’ambiance en fait, à la manière des quatuors à cordes dans des cocktails huppés ou des guitaristes de jazz manouche dans les mariages de bobos.
Ça donne une musique que la bio Bandcamp compare à la fois à Satie, à Arthur Russell et aux B.O. des films de Michael Mann. Intéressant mais presque trop précis, trop affirmatif, et un poil poseur aussi. Surtout, vain, puisque les compositions qu’on entend sur Opening Night sonnent avant tout comme si elles n’avaient pas envie de se résoudre et de ressembler à quelque chose, restant en boucle ou en suspens pendant de longues minutes, pas loin du bug ou du cahot. Tout est simulé électroniquement, les cordes, les guitares, les percussions, le piano, sauf sur la plage 2 lorsqu’il est joué par Laurel Halo, invitée pour l’occasion et qui coproduit l’ensemble. C’est beau, de prime abord, mais ça donne à penser et à éprouver des idées et des sensations qui complexifient et troublent beaucoup cette impression de beauté. L’incertitude règne derrière cette surface tranquille.
Je sais pas comment dire, je crois que ça me fait plaisir, que ça me soulage (autant que me soulage la musique elle-même) de ne pas être capable de décrire ces plages qui patientent, je me dis que leur lecture est conçue pour rester lointaine, en bribes, en traces. Elles ont parfois l’air de savoir un truc qui s’est passé avant, un truc que nous ne savons pas et que nous ne saurons jamais vraiment, pas une information, juste un feeling, une lecture. Difficile d’attraper leur matière, leur cœur, leur mélodie, leur expression, et tant mieux, laissons-les être, juste autour de nous, sans se faire une vraie place en nous, sans que nous la forcions à être ingérée par nos oreilles gloutonnes.
Sauf que malgré tout, ces plages évoquent quand même quelque chose, malgré leur nature périphérique. Ces boucles sans début ni fin résonnent avec notre propre sentiment d’indétermination, avec l’impression que plus rien ne commencera ni ne terminera, que la disparition et le délitement font partie de chaque journée de vie qui s’active en nous. En songeant encore un peu plus à l’effet que me font ces compositions, j’y devine même une manière de dire adieu à la notion même d’effet de la musique, à cet affect plein, ou du moins remplissant des tubes et plus généralement des chansons, des tracks, des bangers que je n’arrive plus à écouter sans qu’ils ne m’envahissent.
Adieu à la croyance en la marchandise pop, adieu au gonflement du halo qui entoure les objets sonores, adieu à quelque chose qui certes va nous manquer mais dont nous commençons à savoir qu’il sature l’espace et nous met dans une position de faiblesse et d’emprise face à lui. C’est une émancipation résignée à laquelle nous invitent Velsorf et Nielsen, chantant avec leurs appareils une espèce de blues de l’illusion, qui ne s’arrête pas au fait d’être triste, mais qui nous suggère, sans joie mais sans désespoir non plus, l’existence dans un ailleurs d’autres modes d’expérience et de consommation des contenus – des contenus que justement ce disque d’accompagnement réussit à décontenancer, en les cryptant tout en demeurant très clairs en apparence (car trop clairs ?).
Avant de conclure, on signalera que la mélancolie chic qui se dégage de ce projet ne le fait pas tout à fait sortir d’un circuit de poses émotionnelles standardisées. Il y a quelque chose de satisfaisant voire de flatteur, d’une manière ou d’une autre, à s’identifier à cette esthétique de la raréfaction, de la dissipation : ses paysages ne font pas basculer direct vers le vrai désert. Mais disons qu’ils me paraissent confusément, après ces passages répétés dont je ne me lasse pas, capables de nous mettre en contact avec une sorte d’après de la musique, voire avec un après du monde. Un après où les principales choses auxquelles nous saurons nous identifier seront le vide mondain, la solitude, l’expérience toujours plus discontinue et atomisée, rendant ces choses plus palpables que tout le reste, et puis au bout du compte nous sautera aux yeux et aux oreilles la vanité même d’esthétiser – et de s’identifier à – quoi que ce soit dans ce putain de présent. Et peut-être qu’un jour nous nous ne pourrons ou ne voudrons plus rien projeter à travers la musique que nous écouterons.