Techno hardcore pour crise permanente

Ophidian & Tapage The Financial Times
2009, Madhouse
Écouter
Bandcamp
Musique Journal -   Techno hardcore pour crise permanente
Chargement…
S’abonner
S’abonner

Vivre dans le néolibéralisme en des temps incertains, c’est simultanément être en hypervigilance pour survivre et s’anesthésier par divers moyens pour tenir jusqu’au lendemain. Certain·es pensent qu’une fois arrivé·es à un certain seuil d’aliénation, il est possible de transcender cette angoisse en une pratique politique. Ça fait longtemps que la fête à perdu une part de sa subversion et que la contre-culture est devenu un produit de consommation, mais le spectre de la lutte des classes y revient parfois d’une manière évidente. C’est un peu de tout ça dont je voudrais parler aujourd’hui. Dans un temps de crise permanente, de politique de la dissolution et d’érotisation du retour de l’action directe aux États-Unis, quoi de mieux que de transformer la sidération ambiante en haine viscérale contre la finance et ses bourgeois ? Pour ça The Financial Times est un petit bijou que j’aimerais partager.

Sorti en 2009 en pleine crise financière, ce EP poursuit une collaboration entre deux Néerlandais, le maître du gabber Ophidian (de son vrai nom Conrad Hoyer) et Tapage (aka Tijs Ham) et son IDM minutieuse. Les artistes se sont retrouvés autour leur amour commun du beat reducing et de la distorsion pour mettre les pieds dans le plat : faire du gros son plus explicitement politique. Les tunnels vrombissants d’Ophidian sont toujours omniprésents, mais accompagnés de drills et de sidechain qui sculptent le son pour être plus bouncy qu’écrasant. Même si on est loin des dérives psycho-acoustiques de Tapage, on retrouve une attention paradoxale au détail dans l’énorme masse de bruit que produisent les deux artistes. La scie techno s’hybride avec des breaks pour produire une urgence politique et groovy. Le son est plus rond et chaud, toujours intensément agressif mais méticuleusement texturé pour donner des lignes de fuite à cette énergie. Le flâneur mélancolique de Baudelaire a été abandonné au profit d’une autre figure apparaissant chez l’auteur des Fleurs du mal, celle du chiffonnier qui circule dans la ville à la recherche de déchets à recycler, qui passionnera un demi siècle plus tard Walter Benjamin. Le chiffonnier est un marginal plus proche du lumpen prolétariat qui plaisait tant à Simon Reynolds dans le hardcore, parce qu’il produisait une forme de communion populiste. On est toustes des chiffonniers face à l’oligarchie capitaliste, et le EP l’incarne par la crasse omniprésente qu’il laboure. 

Pourquoi est-ce que je prends le risque de vous parler d’un énième vinyle techno encore disponible dans les tréfonds de Discogs, sans être convaincu par un « âge d’or » de la rave, déconstruit par les critiques récentes et les avancées de la hyperpop ? Il me semble qu’il y a quelque chose d’intemporel dans vce disque, ou plutôt une manière de remettre sur le devant de la scène des affects prolétaires. The Financial Times produit un gabber dystopique intimement connecté à l’aliénation néolibérale, oui, mais il exhibe aussi son champ de bataille omniprésent si facilement oublié. C’est nous contre eux. L’utopie de joie, de liberté et de fête, contre celle des jets privés et du néo-féodalisme pervers. Cet affect – une forme de colère sourde mêlée d’un peu d’anxiété sous adrénaline – revient à travers les crises où fin du monde et fin du mois se tutoient, et le EP martèle cette dialectique avec beaucoup de persuasion.

Son contexte de sortie sur le label espagnol Madhouse Recordings suit la crise des subprimes. Le pays observe alors la Grèce se faire enfouir sous l’autorité du FMI et de ses prêts conditionnés à des mesures d’austérité. Aucune description n’accompagne la sortie mais le contenu est limpide, plein de bon sens. La culpabilité du chômeur entretenu pour faire pression sur les bas salaires (et d’une certaine manière mesurée via le NAIRU : le Non Accelerating Inflation Rate Of Unemployement) est transformée en une émeute sonique prête à inhumer le capital dans l’antichambre de l’Histoire. La rage du hardcore est utilisée pour réhabiliter un ennemi commun qui structure le EP, comme l’annonce les titres des quatre pistes : « Consumer Theory », « Troubled Assets », « Affordable », « Risk Management ». 

Ce discours se produit à travers l’ironie grotesque du gabber et son usage usuel de la punchline pré-drop. On entend le sample vocal d’un commercial nous annoncer avec entrain et condescendance que le capitalisme nous a apporté les meilleures conditions de vie au monde juste avant qu’un kick saturé vienne nous imposer la mécanique oppressante d’un post-fordisme gangrené. Dans « Affordable », un autre personnage s’exclame « tu sais ce qu’il te reste à faire ! » juste avant qu’une farandole de kicks nous retombe dessus. Des encouragements managériaux à « aller mieux » « plus vite » ponctuent les balais mécaniques. L’ensemble des pistes prennent la mesure du marché par des samples de publicités ou de considérations sur le cours de la bourse.

La première track « Consumer Theory » peut donner le tournis par son atmosphère anxiogène, brutale et par la ritournelle lancinante de son synthé. « We Destroy » annonce une voix quasi-robotique alors que les interludes nous aspirent dans des conduits venus racler le fond de l’oreille. La dernière piste « Risk Management » conclut, dans une course effrénée vers la survie, par la destruction des lieux de pouvoir qui nous écrasent, alors qu’on entend un capitaliste prôner la supériorité du produit sur son coût humain. La collaboration Ophidian/Tapage avait commencé sur le EP Phataa Diin God en 2005, déjà enclenché dans une critique capitaliste à travers l’évocation de machines et de mines. Elle est brièvement réapparue dans l’album Between the Candles And the Stars d’Ophidian. Ce dernier évolue aussi sous d’autres pseudos tel que Meander, un projet breakcore aux accents crossbreed, également source d’une poignée de collaborations avec Tapage. Les deux avaient commencé ce projet sensiblement différent dès 2005 avec les EP Hydromedusa, Circles et Irukandji. Le son y est similaire mais plus proche des syncopes rythmiques et des mélodies cristallines de Tapage. Dans ce panorama, The Financial Times se distinguait par un retour du hardcore sous une forme plus explicitement politique et explosive. Le maxi produit une forme d’internationalisation qui oppose à la violence des machines capitalistes une frénésie organique et jubilatoire. Les rapports de forces sont remis au premier plan. On danse mais on oublie jamais pourquoi on le fait. Après tout, transformer la déprime en colère reste le meilleur moyen de transformer le réel par l’action.

Le punk hardcore ne serait-il qu’une théorie déguisée en musique ?

Jouons à fond la carte de la théorisation et émettons l’hypothèse que la musique de Minor Threat, Discharge ou D.R.I. est une entreprise purement théorique visant non pas à défouler la rage adolescente mais à critiquer radicalement la standardisation des formes esthétiques, mêmes celles qui passent pour les plus extrêmes.

Musique Journal - Le punk hardcore ne serait-il qu’une théorie déguisée en musique ?
Musique Journal - Les deux premiers albums de Soft Machine sont-ils les premières mixtapes de l’histoire ?

Les deux premiers albums de Soft Machine sont-ils les premières mixtapes de l’histoire ?

Le prog-rock aurait-il au départ été conçu comme une musique de fête ? Vous avez le droit ne pas être d’accord, mais cela paraît néanmoins évident lorsqu’on réécoute les deux premiers albums du groupe Soft Machine, pionnier de la scène de Canterbury, dont faisait notamment partie Robert Wyatt.

Entre automobile suédoise et fanfare belge, enfin un disque de caisse qui préfère prendre les petites routes !

Voici venu le temps des vacances estivales, apogée de la civilisation autoroutière ! Pour célébrer ce moment comme il se doit (mais à notre façon, évidemment), écoutons aujourd’hui Saab Fanfare, disque de l’artiste-baroudeuse belge Amber Meulenijzer sorti en mars dernier sur le label Edições Cn. Nous y trouverons : une voiture et des hauts-parleurs, une fanfare qui prend son temps, des bourdons mi-soleil mi-crépuscule dans tous les sens et pas mal de vitalité.

Musique Journal - Entre automobile suédoise et fanfare belge, enfin un disque de caisse qui préfère prendre les petites routes !
×
Il vous reste 0 article(s) gratuit(s). Abonnez-vous pour continuer à nous lire et nous soutenir.