La pop, c’est le désir. Désir pour la popstar qui se déhanche dans ses clips, désir d’écouter jusqu’à l’écœurement une mélodie dont les accords grattent une partie sensible de notre cerveau, désir de posséder tous les objets dérivés pour tenter de ne faire qu’un·e avec notre idole. La pop c’est une expérience du corps, qui agite les sens. Quand j’ai vu pour la première fois un clip de Babymorocco, le moins qu’on puisse dire c’est que mes sens furent agités. Je me suis dit : il a compris un truc. Dans le clip de « Everyone », un Babymorocco en t-shirt moulant bien comme il faut et bracelet Union Jack entre chez un disquaire et demande un disque – « big, thick and bassline-y, sexy like I’m in the club and I’m losing my mind all of a sudden ». Le clip se poursuit sur un enchaînement de plans qui mettent en scène le himbo et sa clique de bimbos marchant d’un pas déterminé dans les rues de New York, lui dégainant ses biceps et elles leurs bikinis en lamé sous le regard ahuri des passants. Ce morceau, c’est un peu un hymne de l’érotomanie. Il y scande que le monde entier le désire et, comme pour s’en assurer, il s’y exhibe à outrance.
Yeah, they’ll say I have narcissistic personality disorder
But when I smile, I don’t have to pay for my coffee order
That makes me feel nothing else really even matters
Babymorrocco est le pseudonyme d’un Anglais d’origine marocaine, qui s’appelle Clayton Pettet à l’état civil. Son premier LP, Amour, est un album de pop collante, qui sent la sueur, le bubblegum et le vodka-Redbull. Il puise dans des références musicales qui vont de Yelle à Basshunter, en passant par l’esthétique kitsch des nuits de la station balnéaire de Zante en Grèce, ou encore Jeff Koons. Soniquement, ça donne donc une bombe d’electropop super horny, qui parle de fête, de sexe et de drogue. À la prod, le Canadien dear cupid, et le duo frère/soeur le plus sleazy du moment, Frost Children. En écoutant « Rocco », quatrième track de l’album, impossible de ne pas entendre un hommage à la magic touch des Neptunes sur « I’m a Slave 4 U » de Britney. « Homosexuelle » est un interlude où une plus-parisienne-tu-meurs boudeuse bavarde sur des synthés qui ne sont pas sans rappeler certains tubes de Sexy Sushi. « Ear Acherrr » prend pour sa part un virage vers la distorsion des heures glorieuses de l’hyperpop. En bref, ce projet c’est une teuf sans lendemain (circa 2008), du before à l’after.
Au premier abord, l’album de celui qui se fait aussi appeler Rocco peut être comparé à son look vestimentaire : vulgaire, maximaliste et agréablement caricatural. Alors certes, ce n’est pas beaucoup plus profond que ça. Mais on ne peut pas non plus se contenter de le définir comme un pur produit du large revival indie sleaze dont il partage « l’affiche » aux côtés de certains des phénomènes du moment comme Bassvictim, The Dare ou Snow Strippers. Indéniablement fêtard et frivole, Babymorocco réussit à se démarquer par sa manière de prendre la pop à bras-le-corps, et de proposer une version ludique, sexy mais aussi novatrice de la rétromania du moment. Il poursuit la conversation entamée au milieu des années 2010, là où d’autres la réchauffent, et cette réussite est entièrement liée à son identité et la manière dont il la performe.
Sur son Instagram comme dans ses clips, le jeune homme parvient à se représenter comme un véritable objet de convoitise, un animal destiné à être consommé pièce par pièce, à la découpe : biceps, pectoraux, moustache, bouche. Il incarne une masculinité de l’extrême et du ridicule, n’hésitant pas à se mettre en scène dans des postures d’hypersexualisation et d’auto-objectification. On pourrait se dire à raison que ce n’est pas le premier musicien sexy qui en joue. Il suffit de regarder, au hasard, la pochette de Get Rich or Die Tryin de 50 Cent : torse nu, huilé, muscles saillants et regard séduisant la caméra. Mais là où le rappeur performait une hypermasculinité complètement candide face à sa capacité à être lue comme érotique et surtout gay, Babymorocco utilise précisément cette hypermasculinité comme un signal qui affole les gaydars. Il exsude en effet de sa performance du genre une subversion manifeste.
Dans son essai Fun, l’auteur Jeremy Atherton Lin aborde le concept d’homeovestism, un terme qui désigne l’excitation qu’une personne peut ressentir dans le fait de performer son propre genre. Il s’agit ici d’un concept plutôt orienté psycho, mais on peut complètement l’appliquer à notre chanteur anglo-marocain. En fait, c’est comme si Babymorocco faisait du drag king, tout en étant un homme cis. Il prend tous les attributs attendus de la masculinité (à la sauce t-shirt en V taille XXS et micro-short) et pousse le curseur à 200%.
Peut-être que je suis passée à côté, mais je connais peu d’autres pop stars masculines actuelles qui puisent autant dans leur sex appeal pour construire leur persona musicale. The Dare a l’impression de révolutionner le discours musical en parlant de coucher avec des meufs mais spoiler alert, il ne révolutionne rien du tout. Alors que ce qui fait la force et l’intérêt de Babymorocco, du point de vue des représentations qu’il propose, c’est l’idée d’un artiste qui s’implique pleinement dans la construction et la stimulation du désir de son auditoire. En cela son approche me fait penser à celle de Kim Petras, qui atteint des sommets d’explicite dans les lyrics de ses albums Slut Pop et Slut Pop Miami :
These bitches can’t suck like me
Walk in, I’m the sucking queen
Look around, all eyes on me
Jack it off, I’ma suck it clean
Pour elle comme pour lui, on les imagine difficilement être 100% sérieux·ses dans le studio d’enregistrement où iels chantent, crient ou gémissent leurs paroles crues dans un micro. Ce qui est donc intéressant pour moi dans la figure de Rocco, c’est la notion de performance (dans son genre, comme dans son alter ego artistique). Il parle clairement de Babymorocco comme d’un personnage dont il fait usage pour émoustiller les foules et sortir des hits. Sur son Tumblr (il y est très actif, comme pour jouer jusqu’au bout le nostalgique des années blog), il écrit de courts textes dans lesquels il révèle sans pudeur ses ressentis sur son rôle de musicien, son rapport à l’écriture ou à son corps. Il y définit alors Babymorocco comme une entité à part entière, dont il regrette même parfois l’influence sur sa propre vie :
I hated how this stupid fucking Babymorocco character had ruined my life, and that if I had
died because I was being him — performing on a sad little table that barely held me up — it
would have really ruined my life
Ce rapport à la performance ne vient pas de nulle part, puisque Babymorocco sort de la prestigieuse Central Saint Martins de Londres, école d’art connue pour être une fabrique à cool kids, de Joe Strummer à M.I.A. (avant son malheureux tournant complotiste). Il y a justement étudié la performance et mettait déjà au cœur de son travail son corps, sa masculinité et l’idée d’homoérotisme. L’artiste incarne donc une figure de popstar aux codes venus tout droit de la masculinité gay, du sportif transpirant au militaire encore plus transpirant, comme une version 2.0 des clones du Castro des années 1970.
En tant qu’artiste d’origine marocaine, qui fait de cette identité son pseudonyme, il offre par ailleurs un espace de visibilisation des masculinités maghrébines queer, invisibilisées dans la sphère publique. Et c’est pour le sérieux avec lequel il caricature l’homme qu’il représente, pour ses gros sabots et sa sexyness ridicule, que Babymorocco m’apparaît bel et bien comme le boy-toy que la pop méritait.