Ces apôtres du jazz‑rock font miraculeusement oublier le nom de leur musique

Carlos "Devadip" Santana et John "Mahavishnu" McLaughlin Live at Saratoga Performing Arts Center
Bootleg YouTube, 1973
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La semaine dernière, je me suis retrouvé à co-organiser un concert impliquant tout ce que mon entourage amical compte de plus prog, au sens le plus noble du terme. Étaient par exemple en présence : Turner Williams Jr, collègue chez qui se déroulait accessoirement la petite sauterie, Ernesto « Bear Bones, Lay Low » Gonzales, Shakeeb Abu Hamdam et Marion « Manoir » Molle, les musicien·nes à l’affiche, ainsi que mon ami Jacques dont je vous ai déjà parlé, inépuisable et très catégorique baratineur musical. Les concerts étaient évidemment super et j’aimerais pouvoir disserter des conditions d’écoute exceptionnelles là-haut dans la colline aux confins de Marseille, de la finesse des traînes vibrantes de Shakeeb (que je ne connaissais pas, un vrai plaisir), de la redécouverte de l’art de la fuite transformée d’Ernesto (que je n’avais pas vu depuis longtemps, idem) ou du caractère inédit des arias minus de Marion (dont le dernier album avec Jean-Marie Mercimek est au-dessus de tout) mais ce n’est pas ici mon sujet.

Le prog, cette démesure mise en mesure, poétique toujours sur la ligne de l’impossible et de la faute esthétique, se trouve partout. Il réussit toujours à s’infiltrer, surgit dans les discussions et les descriptions, entre les sons. Pourtant, quelque chose de sa définition m’échappe et m’échappera toujours, comme quand je dis « jazz » ou « rock » ou « fusion ». Il y a l’image mentale, il y a les sensations, mais la définition ne vient pas, ne peut pas et ne veut pas venir, ou alors pour se contredire presque immédiatement. Heureusement.

Lors d’une discussion particulièrement lyrique avec Ernesto et Turner (gros connaisseurs du sujet prog, ont-ils une définition claire de ce qu’est le prog, une case taxinomique dédiée ?) où étaient convoquées les discographies de King Crimson, Cluster, Harmonia et Franco Battiato, Jacques, ce prêcheur en croisade pour l’EMS posa de manière définitive une date, mystérieuse et visiblement charnière – l’année 1974. En voilà, une frontière assurée pour le prog : rien après 1974, à part pour les adeptes aguerrie·s de la progression. Une référence dans laquelle on pouvait sentir un marqueur esthético-historique, quelque chose comme la naissance d’un messie ou la mort d’une idole. Clic de Battiato ? Red de King Crimson ? Zuckerzeit de Cluster, Musik von Harmonia ? Je n’ai pas cherché à savoir le pourquoi de cette frontière. Le mystère me plaît.

Je sais par contre qu’une année auparavant à vu le jour un album carrément prog par sa démesure où deux pointures en pleine montée larguent carrément les amarres pour le svarga. Love, Devotion, Surrender témoigne en effet de la rencontre alors récente de Carlos « Devadip » Santana et John « Mahavishnu » McLaughlin avec le maître spirituel Sri Chinmoy – attention, le piège prog se met en place. Pour les sessions, on a donc des membres de Santana et du Mahavishnu Orchestra qui se la donnent ensemble et forment un panthéon monstrueux ; Billy Cobham croise le gars qui a composé la BO de Miami Vice, un gars sur deux a bossé avec Return To Forever ou Tony Williams, c’est n’importe quoi. Voilà, tous les éléments de la sortie de route exemplaire sont réunis, et il y a sans aucun doute possible sortie de route, mais qu’importe : la sauce est bonne.

L’album façonné dans l’optique de cet éveil spirituel consensuel ne pouvait-être qu’une oraison approximative et techniquement exacte ; cela n’empêche pas sa sincérité. Pompière dans son exécution, sa musique déborde d’une sensualité tour à tour véloce et délicate (« Meditation »), saturée d’une volonté pas du tout simulée de partager l’illumination, ce qui la rend forcément attachante. Pour moi la vraie force de ces trames est qu’elles dépassent une séparation qui avec le temps n’a cessé devenir plus tangible (même si c’est pour être transpercée) mais qui n’était alors pas encore explicitement formulée : entre jazz et rock, prog et fusion, free et psyché. Par exemple qui pourrait caractériser de manière totalement assurée l’incroyable climax « The Life Divine », poser des mots définitifs sur sa nature ? Que disent les congas omniprésents et les percussions qui s’abattent comme des flots, les chœurs en forme de mantra, les parties de claviers transcendantales de Larry Young/Khalid Yasin, les solos de grattes fractalisés des deux compères ? Je n’en ai aucune idée, personnellement.

J’ai une certaine affection pour cet album dont la grandiloquence me sidère et me fait doucement rigoler, il faut bien le dire. Tout cela donne un petit côté musique des sphères – les références à Coltrane sont sensibles dans la matière harmonique même, on a deux thèmes du chef pour pas laisser de place au hasard, « A Love Supreme » et « Naima », et tout ça sans saxo svp ! – bien ancrée auquel j’adhère complètement, mais il me manque un petit quelque chose pour vraiment basculer.

Et bien ce petit truc je l’ai trouvé dans un bootleg, réalisé lors d’un passage du groupe au Saratoga Performing Arts Center (un amphithéâtre en plein air situé dans l’État de New York). Là, le terme fusion prend une nouvelle dimension – pensez « lave en fusion ». La véhémence passionnée des solos, la justesse des mouvements et la cohésion, tout y est. La captation est bien plus rêche : la transcendance est saisie sans détour, actée et non plus amenée d’on ne sait où. Elle est là, c’est un fait. la spiritualité est pleine et incarnée, non plus surfacique ; cette fois-ci, les musiciens peuvent vraiment y laisser un bout d’eux même dans le processus. L’euphorie, sous substance ou non, est supérieure et se rapproche d’une fureur mystique. Les morceaux approchent presque tous les quinze minutes. Tout le monde lâchent la rampe et y va un peu sans réfléchir, à fond, dans des cavalcades jazz-rock, psychédéliques et brûlantes.

Lors de cette performance, le groupe – Santana et McLaughlin donc, accompagnés par Doug Rauch à la basse, Billy Cobham à la batterie, Khalid Yasin à l’orgue et Armando Peraza aux congas – ne va pas jouer que des thèmes présents sur l’album mais aussi des trucs comme « Taurian Matador », issu du Spectrum de Billy Cobham, ou alors « Love, Devotion & Surrender », une compo de Santana bien groove et si sirupeuse qu’elle en peut plus, mais qui se transforme ici en une arme de catégorie B. « Flame-Sky » (issue de l’album Welcome de Santana, comme « Love, Devotion & Surrender ») allume la mèche et après la folie n’en finit plus. En fait, tous les morceaux sonnent comme des versions possédées du « Let Us Go into the House of the Lord » présent sur l’album studio. À l’origine un gospel solaire enregistré par Edwin Hawkins en 1968 puis ré-arrangé par Lonnie Smith pour Pharoah Sanders en 1970 et même ré-approprié par Harold Budd en 1978, « Let Us Go into the House of the Lord » est le vrai secret de Love, Devotion, Surrender, son épicentre émotionnel et une vraie bonne compo dont la structure permet toutes les extravagances, qu’elles soient fusion, prog – qu’est cette séparation commercialo-musicale en deux voies parallèles si ce n’est la poursuite d’une ségrégation racialiste ? – ou free.

Peut-être même plus que « The Life Divine », ce morceau est une utopie : un hymne, révolutionnaire parce que partagé par toustes, une communion dans quelque chose de plus grand, que ce soit le Grand Soir ou l’Apocalypse. Les versions se ressemblent mais disent toutes quelque chose de différent – à partir de la version jouée par Pharoah et son groupe, on se rapproche clairement du corpus coltranien, en mode ascension infinie, ce qui n’est pas vraiment une surprise n’est-ce-pas ? De toute façon, fusion ou prog, jazz ou rock, gospel ou ambient, qu’importe. À la fin, c’est toujours le Seigneur qui gagne.

PS : même si je suis dans la team archive.org, je vous conseille de jeter un oeil au montage vidéo qui accompagne le concert sur YouTube, il illustre parfaitement mon propos !

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