La chambre de John Hudak propose de très beaux volumes

John Hudak Room With Sky
Chaba Recordings, 2003
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Dans la littérature et la critique, une analogie persistante fait de la chambre l’espace privilégié d’une cosmogonie intime : le mobilier y devient totémique, un poster et une parure de lit se transforment en emblèmes du sujet. Le paroxysme de cette tendance est peut-être le célèbre texte de 1957 de Gaston Bachelard, Poétique de l’espace. Le philosophe français tente là, avec une grande intuition, de juxtaposer à l’interprétation psychanalytique une méthode spatiale d’enquête sur soi. La chambre tient une place de choix dans son analyse, comme espace reflétant notre cosmos intérieur. Le disque dont je vais vous parler aujourd’hui essaie d’épuiser l’un de ces espaces, celui d’une chambre baignée de soleil.

John Hudak est un artiste multimédia et compositeur américain qui, depuis le milieu des années 1980, conçoit une musique minimaliste et singulière, tout en étant très prolifique. Son approche conceptuelle est de partir d’enregistrements (field recordings, chants, instruments) dont il obtient une pâte audio qu’il vient ensuite malaxer avec tendresse pour créer un feuilletage sonore délicat. Le rendu final possède une particularité qui ne vous échappera sans doute pas : c’est son volume souvent extrêmement bas. L’écoute du travail de Hudak s’avère donc exigeante : il s’agit d’une musique ambiante qui, plutôt que de nous relaxer, requiert au contraire beaucoup de concentration de notre part. L’ensemble de l’œuvre de l’Américain reste ainsi remarquable par sa radicalité et par son entêtement à naviguer dans l’à-peine-audible. 

L’approche hudakienne, sur laquelle on peut en apprendre plus dans le numéro 209 du Wire, vient d’une hybridation du champ littéraire et de celui du son. En effet, l’artiste a d’abord étudié la poésie, notamment le haïku (il était membre de la Haiku Society of America), et l’imagisme de Ezra Pound (Pound étant lui-même influencé par les techniques de productions d’images mentales propres à la forme du haïku). Je tiens d’ailleurs ici à signaler l’importance de la figure de Pound dans la genèse de l’ambient et du field recording en Amérique du Nord. Le célèbre poète a expérimenté très tôt avec le son, inspiré par la rythmique poétique de la diction des poèmes de troubadours en occitan médiéval (voici ici ses archives sonores sur l’excellent site PennSound de l’Université de Pennsylvanie, une immense collection de poésie sonore), mais aussi parce que la méthode de l’imagisme, qui tente d’accéder à un instant fugace par la saisie d’un « détail lumineux », a inspiré de nombreux musiciens et musicologues. Ce n’est vraiment pas un hasard si Robert Murray Schafer, l’instigateur du concept de « paysage sonore », a dirigé en 1978 un ouvrage dédié au rapport d’Ezra Pound à la musique.

C’est donc outillé de cet ensemble de concepts que John Hudak s’est lancé dans la création d’une musique-haïku qui cherche à capturer, saisir, un instant, un espace. Par exemple, en 1998 sort Brooklyn Bridge sur Shirocoal, un ensemble de quatre pièces dans lesquels il tente de capturer sa propre perception du pont qui relie Brooklyn à Manhattan, qu’il aperçoit depuis son balcon. Pour arriver à ses fins, il monte et transforme un ensemble d’enregistrements qu’il a effectués autour du Brooklyn Bridge. Il devient alors difficile de situer la limite entre approche documentaire et poétique, les perspectives sont brouillées : ce qui prime, c’est une image floue mais persistante de l’édifice.

Quelques années plus tard, Hudak fait paraître Room With Sky sur son propre label Chaba Recordings et c’est là que l’on revient à l’espace-chambre que j’ai évoqué plus tôt. Le disque est composé d’une longue piste d’une heure très exactement. On peut prendre l’écoute d’un peu partout, sauter, reculer et avancer sans que cela affecte notre expérience de cette pièce extrêmement répétitive et minimaliste. On a là une heure où, c’est l’objectif donné, le plan narratif s’efface pour laisser place à une image, celle d’une pièce baignée de lumière, ouverte sur le ciel et le dehors. De prime abord, on entend un enchevêtrement de sons de durée variable, mais l’ensemble a une cohérence tonale certaine. C’est cristallin, parfois subaquatique, et le traitement digital, à travers la présence d’un fort aliasing, donne une patine vraiment étrange à l’ensemble, une sorte d’outre-glitch très troublant qui résonne étrangement avec la rythmique plus organique.

C’est comme ça que j’ai d’abord reçu cette pièce, avant de découvrir qu’elle était constituée d’un enregistrement que John Hudak a capté de lui-même, dans sa chambre, en train de monologuer, en plein flux de conscience. Ce qu’il va donc saisir, c’est le rythme de la scansion et les variations tonales de sa diction, c’est la poésie sans parole de cet instant. Il y a donc quelque chose de l’ordre du mantra en roue libre qui déroule sa douce cadence, alors que le traitement sonore nous plonge dans la lumière de la pièce. 

Et cela me ramène à la chambre de Gaston Bachelard. La musique de Hudak me permet en effet de rentrer dans la chambre d’un autre, de reconfigurer l’espace intime en espace ouvert. Il y a quelque chose de l’ordre de l’hospitalité dans Room With Sky, de l’invitation à partager un espace et la vision singulière de celui qui l’habite. Là où Guillaume Dustan nous proposait, certes d’une toute autre manière, de partager son espace intime dans son texte Dans ma Chambre, John Hudak parvient aux mêmes fins avec des outils minimalistes, mais très évocateurs. Il n’a pas besoin de rendre ostensible tout ce qui compose sa chambre, et l’à peine-visible se transforme en à peine-audible. Sa propre voix se fond et se met en coprésence avec l’image qu’il suggère. Il parvient à nous faire croire que ce n’est pas tellement lui que l’on entend, mais bien une pièce baignée de soleil dans laquelle il se trouve. La chambre devient donc non seulement un espace habité, mais un espace de cohabitation entre plusieurs manifestations non humaines (la lumière, des objets, des propriétés acoustiques) et de l’humain.

Dans le chapitre « L’entrelacs et le chiasme », extrait du Visible et l’invisible, Maurice Merleau-Ponty pointe l’entrelacement du vu et du voyant, de celui qui écoute et de ce qui est écouté, dans une forme d’altérité relative qui fabrique sans cesse des relations et questionne les limites entre sujet et objet. C’est à cette dimension de l’entrelacs que me fait surtout penser Room With Sky, et c’est toute sa réussite de nous projeter dans cet espace singulier où les différences sont gommées au profit de la sensation de la présence de la lumière et de la parole. Je vous invite donc chaleureusement à reproduire l’expérience hudakienne, en accord avec la saison, et à ouvrir vos fenêtres et vos volets tout en trempant nonchalamment dans la chambre sonore lumineuse et un peu mystique du compositeur américain.

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