J’ai du mal à contourner l’aspect apocalyptique et délirant de ce début d’année 2025, porté par l’outrecuidance d’une administration Trump en roue libre et jouant à la politique comme on joue aux billes, ce qui est presque une manière de dévoiler une vérité essentielle de la politique contemporaine, mais ça, c’est une autre question. Il reste que parler d’un musicien blanc américain a un goût amer, et nous sommes tiraillés entre nos passions musicales et notre manière de nous situer face à cet édifice états-unien croulant sous ses propres blessures. Il y a quelques jours, notre précieux Loïc Ponceau exprimait donc ainsi son propre désarroi : « Mais pourquoi ? Pourquoi encore parler d’un vieil homme blanc né pendant la décennie maudite, aux États-Unis d’Amérique par-dessus le marché ? ».
Eh bien, je crois que nous devons, dans cette situation insupportable, travailler sur la manière dont la blanchité s’est ossifiée en un ensemble de mythes ridicules qui ont préparé le terrain pour l’ère MAGA. Je pense que la figure mythique de Blaze Foley peut être une bonne porte d’entrée pour travailler cette thématique : redneck assumé, chanteur country issu du circuit honky-tonk texan, écorché vif, on retrouve concentrés là tous les marqueurs d’une masculinité blanche américaine, bouillante de contradictions et de ressentiment.
Blaze Foley est né en 1949. Il a grandi dans la musique, faisant partie d’un groupe de gospel familial avec sa mère, ses frères et ses sœurs. Il a ensuite passé sa jeunesse à buissonner dans le Midwest, de communauté alternative en communauté alternative, croisant notamment Townes Van Zandt, autre représentant de cette country alternative, qui n’a rien à voir avec l’alt-country indie qui apparaîtrait dans les années 1990, façon Silver Jews. Ici l’ambiance n’est pas à l’ironie cool, et on est plutôt dans la lignée d’une folk-country qui n’est pas psychédélique par choix, mais par la contrainte de vies cabossées marquées par les drogues, l’alcool et l’errance.
À partir des années 1970, sa compagne Sybil Rosen l’aide à traîner sa patte raide (il est atteint de la polio) jusqu’aux grandes villes du Midwest. Il finit par s’établir à Austin, au Texas, où il devient une figure récurrente du circuit des honky-tonks de l’État. Il s’enfonce hélas dans l’alcoolisme, Sybil Rosen le quitte, et ça devient rocambolesque lorsqu’il enregistre non pas un, ni deux, mais trois albums dont aucun ne parvient à sortir. Du premier disque, d’abord, les masters sont détruits par la DEA après l’arrestation du producteur du disque pour trafic de stupéfiants. Les bandes du LP suivant, quant à elles, disparaissent avec toutes les affaires de Blaze lorsqu’il se fait braquer le break dans lequel il dort. Puis un troisième album sera mis en boîte mais sa sortie sera annulée par son avocat à la suite de son décès, et ne sera exhumé que des années après sa mort, par un ami occupé à nettoyer sa voiture. Le chanteur se fait en effet assassiner d’une balle en pleine poitrine en 1989, dans une maison de la banlieue d’Austin, alors qu’il essayait de sermonner le fils d’un ami qui se servait copieusement dans les allocations de son père. Bref, une fin sordide et misérable après une vie à errer dans une outre-Amérique blanche et délabrée.
Il a fallu des années avant que l’on puisse rendre justice à la musique de notre clochard céleste. Le label Lost Art Records s’est attelé à cette tâche en commençant par sortir des lives de Foley à la fin des années 1990. Au fur et à mesure ont ainsi été rééditées différentes captations, notamment celle que je vous propose d’écouter aujourd’hui, réalisée dans un bar d’Austin, l’Oval Room, juste avant sa mort. On y retrouve la personnalité exubérante de Blaze, mais aussi une vibe d’écorché vif qui colle bien avec les attentes de la critique et du public américain, friands d’antihéros blancs et brisés. Le mot se passe et après un documentaire amateur en 2011 consacré au chanteur, Ethan Hawke réalise un biopic sur lui en 2018, dévoilé en avant-première au festival Sundance. Bref, tout semble perdu, ce bon vieux Foley ne servant plus qu’à alimenter les fantasmes de la génération indé sur le son « authentique » de l’Amérique profonde.
Mais le disque que je vous présente aujourd’hui contredit en partie cette représentation figée et schématique, dans laquelle les représentants de cette Amérique rouillée ne peuvent être que MAGA ou Sundance, clichés énervants d’une identité blanche décidément mal à l’aise. Le disque Cold, Cold World, sorti en 2006 chez Lost Art, a été composé à partir de bandes retrouvées, issues d’une série d’enregistrements studio de Blaze en compagnie des Beaver Valley Boys entre 1979 et 1980 et produits par le célèbre producteur country Gurf Morlix. Ici ce n’est donc pas un live qui est capturé, mais les essais en studio d’un groupe de la scène honky-tonk entre Houston et Austin.
Sur ces sessions, on retrouve les classiques de Blaze Foley, mais aussi un paquet d’inédits en fin de disque. Ce qui est vraiment étonnant, c’est que le Texan d’adoption, dans le contexte spécial du studio, tente beaucoup plus de choses : il cabotine, rigole, et s’échappe de la rudesse de la country-folk qu’il offre en live. Franchement, ça groove, et on retrouve, sur « Office Norris » par exemple, une forme de honky-tonk arrangé jubilatoire. Blaze a un côté farceur et malicieux qui s’exprime parfaitement sur « No Goodwill Store in Waikiki » ou la version incroyable de son tube « Big Cheeseburgers and Good French Fries ». Sur ces morceaux, il adopte une diction presque théâtrale et s’amuse à la manière d’un Randy Newman. Les paroles doucement ironiques pétillent alors d’autant plus. La production est impeccable, avec un côté soft rock. Les instruments sont très contenus et les sections rythmiques adoucies, ce qui donne toute sa place au jeu vocal de Blaze et surtout donne beaucoup de légèreté à cette country décidément sautillante. Si je suis un peu moins convaincu par les morceaux larmoyants, son espèce de soft-country presque music-hall, pleine de caractère, me rend dingue, et je me demande juste bien à quoi ressemblait ses albums perdus.
Si l’on revient au contexte déprimant des États-Unis de début 2025, ce disque semble être comme une lumière précaire qui nous rappelle qu’il pouvait en être autrement, que les laissés-pour-compte blancs n’étaient pas destinés à devenir les idiots utiles des Steve Banonneries assenées sur Fox News. Premio, les blancs-becs peuvent être drôles et groovy, et même un clodo céleste du calibre de Foley n’est pas obligé de se transformer en antihéros pompeux à l’américaine. Secondo, Blaze n’aurait jamais donné un foutu bulletin pour les républicains, et s’il a su être constant dans sa vie, c’est dans son alcoolisme et son anti-reaganisme de mec à côté de la plaque qui n’adhérera jamais aux sornettes de la grandeur de l’Amérique. Il n’a jamais pu encadrer cette rhétorique fumeuse, et sa vie a été marquée par la contingence et l’aspect dérisoire de l’expérience de l’Amérique ni urbaine ni libérale, celle qui vit sur des chèques de pensions, une solidarité contrainte par la pauvreté, et une esthétique de bouts de ficelle. Sur « Big Cheeseburger and Good French Fries », il revendique son programme :
« Could go swimming if it ain’t too deep
I’d rather just sit here and rest my feet
I know I ain’t lazy cause I don’t like sleep
Might just be lazy to you
I want to live in the city have a telephone
Live in the country throw my dog a bone
Ride on space ship want to get lost
Mama still tell me about the Pentecost
Ride a bicycle but my ass gets sore
Sell the holy bibles, door to door
Used to be stupid but ain’t no more
Might just be stupid to you
I like to drink beer, hang out in bars
Don’t like buses, and I don’t like cars
Don’t like president, don’t like stars
Never had stitches, but I do got scars »
Droit à la paresse, éthique « anti » et chill, voilà les éléments d’une blanchité Midwest qui ne colle pas vraiment avec les élucubrations d’Elon Musk et Donald Trump, et pourtant, c’est de la putain de musique de truckers texans, ceux que les libéraux stupides aiment tant pointer du doigt. Il en est peut-être de notre devoir de ne pas juste éviter la question, mais d’essayer de réveiller des possibilités plus conviviales, partageuses et joviales pour l’Amérique blanche à guitares. Si ça sonne comme les enregistrements studio de Blaze Foley, je suis plutôt OK.