Hyperpunk, emocore, appelons comme on veut la musique cathartique de Théa

THÉA Comète
Glory Box, 2025
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La Marbrerie, Montreuil, 11 mai 2025. Le rappeur Souffrance s’apprête à prendre le micro pour clôturer un concert contre la dissolution d’Urgence Palestine. Quelques minutes plus tôt, nous commentions ensemble la salle, remplie de combos keffieh-Doc Martins, cheveux roses, bleus et autres esthétiques pas vraiment binaires. « Le peuple de Montreuil ! ». « Le nouveau peuple de Montreuil », corrige-t-il avec un sourire. Juste avant lui, une comète hyperpop, versant technopunk – hyperpunk ? emocore ? – avait brillamment retourné la salle. Au point de se demander si, bien qu’à domicile, le prodigieux rappeur montreuillois ne s’était pas fait voler la vedette.

Cette comète, c’est Théa. Dégaine d’Avril Lavigne 2007, maquillage de la chanteuse d’Evanescence, outfit de fan de Kyo – groupe dont il se trouve justement qu’elle assuré la première partie l’an dernier. Avant ça, Théa avait donné ses premiers concerts à Montreuil, déjà, en soutien aux mouvements contre les CRA (Centres de rétention administrative) peu après après la pandémie. En dépit de cette surface emo très marquée années 2000, sa musique sonne extrêmement actuelle. Pourquoi ? Déjà, par le rapport qu’elle entretient aux deux ingrédients incontournables des musiques populaires d’aujourd’hui : la nostalgie et Internet. Ensuite, parce que l’assignation à un seul genre musical n’est pas vraiment quelque chose qui lui parle : une attitude en partie liée aux mille ouvertures sur le monde rendues possibles par l’existence digitale de la musique. Enfin, parce qu’elle résout une contradiction bien contemporaine en refusant d’opposer ironie et premier degré. 

Si certains rappeurs du tournant 2020 font résonner dans des instrus modernes les échos de la première trap d’Atlanta, la branche emo de l’hyperpop en France fait de même avec les groupes pop-punk en devenir pop-rock des années 2000 : Sum 41, Green Day,  Fall Out Boy, Blink-182, etc. Pas de guerre de cours de lycée en revanche, Théa écoute beaucoup de rap, on le sent à la fois dans le caractère très artificiel de sa production, dans la scansion de certains couplets, décomplexés de l’obligation du chant, et dans l’importance qu’elle accorde l’air de rien aux paroles. Si des batteries et des guitares électriques l’accompagnent parfois sur scène, la musique de Théa reste produite, et sonne donc comme telle. Son travail transpire la nostalgie lucide pour l’esthétique Y2K, passée à la moulinette des logiciels. Le résultat ressemble à du Evanescence numériquement saturé ou à un générique Disney Channel sous substances. D’un côté, dans la plus (im)pure tradition hyperpop, ces sonorités sont poussées tellement à bout qu’elles semblent approchées avec une distance tantôt ironique, tantôt tendre. De l’autre, elles le sont avec un premier degré si naïf que celui-ci en devient directement touchant. À condition de s’être débarrassé·e de la haine du trop facile en nous, de la fleur bleue, de l’hypersensible premier degré, celle des romcoms, des comédies musicales et des teen movies. Et de voir, derrière ce superficiel qu’on rejette avec autant de virulence, quelque chose de plus profond.

COMETE, EP sorti en mars 2025, succède à PANAME OESTROS POUBELLE (POP) et à MEMENTO, son premier album, tous les deux sortis en 2023. Si Théa reste fidèle au mélange « emocore » qu’elle revendique depuis ses débuts, avec ce que cela implique pour les oreilles profanes, ces deux derniers EP ont quelque chose de plus accessible. Moins gothiques, plus pop peut-être. COMETE s’ouvre sur le sample d’une streameuse, des sonorités digitales auxquelles succède un cri, une topline quasi-caricaturale du rock MTV début du siècle, avec une texture plus agressive et des doubles pédales à chercher cette fois du côté nu metal. Le tout est ponctué par un impératif (« CAVALE ! ») et des couplets où la voix se trouve ultra-modifiée – auto-tune, reverbs. Cette entrée en matière dit tout de Théa : le rapport, paradoxalement parodique et immédiat, à une musique du passé qui, par l’urgence et la saturation, redevient très actuelle. Julie Ackermann l’a dit avec limpidité dans son livre sur le sujet, l’hyperpop est le son du capitalisme numérique. Pour exprimer l’intensité des sentiments qui la traverse, dans ce bouillonnement d’informations et de drames à la seconde, il faut faire passer tout ça à l’ordinateur, aller jusqu’au bout du bout.

La force de Théa réside dans le fait de redonner vie à ces musiques perçues comme désuètes et creuses. Cette vie, elle l’insuffle par le jusqu’au-boutisme de l’hyperpop mais aussi en y réinjectant du politique. Ancienne élève de feu le Lycée Autogéré de Paris, un immense réservoir de gauchistes, elle-même fille de parents de gauche, Théa est de tous les concerts de soutien. Dans « Guillotine », succès de son premier album, elle criait vouloir « prendre un ministre au hasard / lui faire une coupe à la Louis XVI / juste pour rappeler à Gérald / Nos putains de traditions françaises ». Elle donne ainsi une voix (écorchée, certes, mais aussi bien en colère) à cette génération singulière de militant.e.s. Celles et ceux qui n’ont ni les grandes causes du XXe siècle, ni l’espoir dans la gauche de gouvernement, et ont connu à la place le covid, les attentats et les coups de tonfa de Darmanin. Celles et ceux qui se savent foutu.e.s donc veulent foutre le feu, pour la beauté des flammes et dans l’espoir que quelque chose d’encore plus beau renaisse des braises. L’idée est de crier, premier degré, tout d’un coup : tout est foutu, allons se droguer, il y a trop de raisons de baisser les bras, mais il reste l’amour. Elle s’inscrit en cela à la fois dans l’esprit emo de son enfance, très bubblegum, et dans sa version originelle, à savoir le emotional hardcore, ce punk rock brut dans tous les sens du terme, cher à Minor Threat/Fugazi, Rites of Spring, Embrace, etc. Cet esprit, elle le transpose au Paris des années 2020, en conciliant viscéralement émotivité et politique. Sa musique illustre d’ailleurs presque de manière littérale le concept de catharsis, et son étymologie aristotélicienne, plus politique que psychologique. Car cette catharsis est bel et bien collective : il suffit de voir l’effervescence que suscite chacune de ses performances live, moments de communion hyper-sensible et hyper-énervée. C’est aussi ce qu’elle emprunte à la techno et autres musiques des enfants d’la rave (un titre de son précédent disque), la capacité à faire extérioriser par la danse, une danse de solitaires pourtant côte à côte : « Si t’es toute seule, alors lève tes bras en l’air » répète-t-elle dans le refrain de « FASTLIFE! ». Un peu comme si Ademo et N.O.S s’étaient mis à prendre des taz au lieu d’en vendre.

L’analogie est déjà éculée, mais marche quand même toujours plutôt bien : cette branche de la musique en France refuse la binarité des genres. Théa fait une musique queer, dans tous les sens du terme. Mais elle refuse que son identité devienne un argument de vente. Cela dit, celle-ci a un avantage. À l’inverse des hommes cishet sur-représentés dans la pop-rock tendance emo, pas de fausse posture chez la musicienne, pas de torturés toxiques, pas de connards ténébreux. Le cri de Théa est celui d’une personne qui souffre mais qui ne veut pas faire souffrir, en tout cas pas celles et ceux qu’elle aime. Trait tragiquement féminin, la violence née du mal-être est toujours dirigée vers soi, pas les autres – à l’exception de quelques députés, ministres, nazis et mecs relous. 

Pour toutes ces raisons, COMETE est une réussite de sa discographie. Qui plus est, elle y témoigne de belles qualités d’écriture. L’instantané de l’émotion brute que Théa emprunte au rock, au metal et au rap se conjugue à un rapport à l’écrit franchement poétique. Il y a déjà ce titre, « comète » (peut-être inspiré de l’étoile filante sauvée par Hurle, le héros romantique du Château Ambulant ?), astre qui paye sa beauté fulgurante par l’imminence du crash. Un des plus beaux exemples réside dans « QUI FERA TAIRE LES KIDZ FUCKED UP » le titre qui clôture l’EP (« qui se fout du sort des ados en deuil qui s’enfoncent dans le sol, s’enfoncent dans le sol, à l’aube du crash »), peut-être un des meilleurs morceaux de sa (jeune) discographie (aux côtés de « JUSTE AMIS »). Un cri malaxé par les ordinateurs et tous les logiciels de MAO, qui refuse les frontières des genres, et que rend si singulier le rapport nostalgico-ironique à ce que la pop et le rock ont de plus corny. De ces goûts adolescents (et blancs) pas toujours aisés à assumer, Théa a ainsi tiré une essence sincère, désarmante, ultra-efficace. Une manière de les assumer à fond sans les assumer. Franchement, à une époque où tout brûle déjà, à quoi servent la distance et les sarcasmes ? Le voici, le hyper-emo français de la deuxième décennie du XXIe siècle : autant en profiter sans barrières.

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