Ce n’est pas vraiment la peine de le dire mais c’est délicat de continuer à poster de la musique ici, comme si de rien n’était, ou de trouver des disques qui seraient plus ou moins liés à la situation. Depuis lundi, je n’ai donc rien écrit et je vous prie de bien vouloir m’en excuser, chères abonné.es, chers lectrices et lecteurs, mais aujourd’hui j’ai envie de parler d’un album que j’écoute depuis longtemps et qui, s’il n’est pas directement connecté aux questions du confinement, du virus ou de l’obscénité des inégalités sociales, évoque quand même des choses qui peuvent nous servir en ces journées d’isolement. Et qui en même temps nous fait rire et danser.
C’est un album « qui a une histoire », comme on dit, puisqu’il s’agit d’une œuvre collective, conduite par une non-musicienne, Lynn Goldsmith, qui depuis les années 70 gagnait sa vie en photographiant des célébrités pour la presse américaine. Elle s’intéressait aussi, avec un œil mi-amusé, mi-intéressé, aux théories du développement personnel qui faisaient alors fureur aux States. Au début des années 80, elle décide, en parallèle de sa carrière professionnelle, d’enregistrer un concept-album autour de ces questions de self-help en se mettant dans la peau d’un personnage fictif. Elle imagine une sorte de gourou mielleux qu’elle baptise Will Powers – un patronyme qui signifie littéralement les « pouvoirs de la volonté » – et auquel elle fait réciter des discours « motivationnels » plus ou moins convaincants et plus ou moins drôles (on y reviendra). Ce qui est pratique, c’est que Lynn, du fait du de son boulot de celebrity photographer, est copine avec des tas de rock stars et de pontes de l’industrie musicale. Elle va donc évoquer son projet auprès de Chris Blackwell, patron d’Island, qui se montre très enthousiaste et la fait venir à Compass pour commencer à enregistrer. Elle passe aussi un coup de fil à son ami Sting pour lui demander d’écrire un morceau avec elle, propose également à Steve Winwood (Traffic, Spencer Davis Group, Blind Faith) de s’occuper un peu de la prod, suggère à Carly Simon (qui avait sorti le génial « Why » l’année précédente, en 1982) de chanter sur une piste, et puis tant qu’à faire elle se dit que Nile Rodgers (qui avait d’ailleurs produit « Why » avec Bernard Edwards) et Todd Rundgren pourraient eux aussi passer faire coucou en studio.
Son idée de comédie musicale satirique sur les « nouvelles thérapies » prend donc forme, et comme Lynn est une femme qui ne fait pas les choses à moitié, elle veut en plus du disque sortir un clip en images 3D. C’est un truc tout à fait inédit à l’époque, elle est même carrément la première à la faire, et d’ailleurs ça lui coûte un bras puisqu’elle doit hypothéquer sa baraque pour trouver les fonds nécessaires à payer les techniciens. Le résultat, presque quarante ans plus tard, a évidemment l’air ultra cheap – ça pourrait être une vidéo de Salut C’est Cool ou de vaporwave circa 2012-2013 – mais quand on se replace dans le contexte on peut lui trouver quelque chose de surnaturel, de magique, voire d’un peu « uncanny » aussi. Le visage est celui-ci de Lynn, déformé bien sûr. Il faut en outre préciser que pour être crédible dans son personnage de Will Powers, Goldsmith a aussi fait déformer sa voix, ou plutôt qu’elle l’a dépitchée de façon à ce qu’on croie que ce soit un homme qui s’adresse à nous.
Le résultat a ce caractère entre-deux-eaux des disques où l’on parle plus que l’on ne chante : on ne sait jamais exactement si l’on doit écouter le texte ou la musique, et ici, en l’occurrence, si l’on doit pratiquer l’introspection ou la danse. Car les morceaux de Dancing For Mental Health sont pour la plupart de grosses réussites en termes de groove. Le morceau-titre sonne comme du Talking Heads période Eno, « Adventures In Success » est une tuerie de funk lent (écrite par Sting, qui signe probablement là le meilleur titre de sa carrière, surtout qu’il ne chante pas) qui a fait l’objet d’un réédition en maxi vingt-cinq ans plus tard (c’est d’ailleurs comme ça que je l’ai découvert, chez un disquaire, à la grande époque des edits !), « Smile » est un tube mineur de soft-rock, produit par un Nile Rodgers très en forme, que l’on retrouve aussi sur un autre single de l’album « Kissing With Confidence », bluette mid-tempo écrite avec Todd Rundgren ! On sent sur tout l’album ce luxe un peu indécent des productions Compass – même si tout n’y a pas été enregistré –, mais comme Lynn Goldsmith ne mettait certainement pas trop d’ego dans la direction musicale du projet, ce dernier se montre très ouvert dans ses registres et ses couleurs, au point où il peut presque tenir lieu de sampler-album pour qui voudrait comprendre ce qu’était la pop adulte au début des années 80 – un mélange pas si spontané de funk, de variété/MOR et de rock pour quadras CSP+.
Cette espèce d’ambiguïté sonore résonne avec le propos développé par Goldsmith dans ses textes. Comme elle le dit elle-même dans une interview pour Vinyl Factory, son rapport à la satire n’a jamais été tout à fait clair au cours de la conception du disque. Certes, les paroles ont une dimension parodique volontaire et évidente, mais en même temps, la photographe dit s’être aperçue en les écrivant, puis en voyant la réaction d’une partie du public, qu’elles pouvaient tout aussi bien être prises au premier degré. Ça peut mettre mal à l’aise, mais son idée de départ – faire une blague entre « sachants », bourgeois-bohèmes conscients-trop-conscients de leurs propres faiblesses – n’a pas résisté à son exposition populaire. Elle a reçu des lettres de fans remerciant Will Powers de leur avoir fait saisir des vérités absolues, et s’est peu à peu rendue compte elle-même que la teneur post-moderne de son travail de performance ne suffisait pas à décrédibiliser la valeur thérapeutique de ses déclarations, qu’elle devait finalement avoir rédigées avec un semblant de sincérité. Will Powers a fini par être un vrai personnage sérieux, que Lynn a continué à faire exister – on trouve encore à ce jour un blog où il poste des textes, et où les commentaires se partagent entre « croyants » et discophiles.
Ce que je veux dire ici, c’est qu’il faut peut-être ne pas désespérer face à l’ironie généralisée et la distanciation permanente que nous cultivons face à ce qui était autrefois « directement vécu » (ah bah tiens, ça faisait longtemps que j’avais pas cité Guy Debord, et je ne dis pas ça « ironiquement », soyons clairs). Que même lorsqu’on croit certaines belles idées rincées de leur pouvoir d’action, elles peuvent soudain se réveiller et s’incarner en nous. Et que si jamais nous avons envie, après ces semaines d’enfermement, de repenser nos façons de vivre, de nous parler, de manger ou de travailler, il ne faudra pas s’arrêter trop vite d’y croire, sous prétexte que tout cela a déjà été tenté avant d’être contaminé par le virus du regard sur soi et de la représentation. Et on aura sûrement besoin de danser pour y arriver, en écoutant ce disque modeste et fantastique, qui doit probablement être le concept-album le moins pontifiant, et pourtant le plus efficace, de toute l’histoire des concept-albums.
Cet article fait partie du programme « musique et soin » initié par le festival Les Siestes Électroniques, développé dans le cadre de la plateforme Shape et rendu possible par l’aide de l’Union Européenne (programme Creative Europe).