Ne dénigrons pas trop vite la période mao-romantique de Cornelius Cardew

Cornelius Cardew Four Principles On Ireland And Other Pieces (1974)
Cramps Records , 1975
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Cela n’a pas du être le cas de toustes ses contemporain·es, mais j’ai énormément de sympathie pour Cornelius Cardew, merveilleux musicien malheureusement renversé par un chauffard à Londres en décembre 1981 – certain·es parle d’assassinat politique et personnellement j’y crois à mort. L’adage souvent désuet est ici un axiome, et il est en effet difficile si ce n’est impossible de séparer le musicien du militant communiste hardcore. Multi-instrumentiste extrêmement talentueux et précoce reconnu par les pontes de l’avant-garde qui font appel à lui, celui-ci s’émancipe rapidement pour aller interroger au sein de ses œuvres les process compositionnels et la place de l’interprète, la partition en tant que symbole et objet (monsieur est aussi un excellent graphiste) ou encore l’accessibilité à l’expérimentation (qui la joue, qui l’écoute). Collectivement, il tâte de l’improvisation radicale avec l’AMM et met en place des orchestres horizontaux avec le Scratch Orchestra. Il tente toujours de renverser pratiquement le rapport de force, et il y a quelque chose du prosélyte chez lui : soit vous êtes avec le prolétariat, sous vous êtes contre. Et quand la sauce est trop tiède (sauce dem’ ?) à son goût, ce qui est presque toujours le cas, il n’y a pas de compromis possible.

Cette alliance stricte de la musique et de l’éthique révolutionnaire culmine en 1974 avec la parution de Stockhausen Serves Imperialism (rien que pour ce titre je l’aime de tout mon cœur), essai où il dézingue l’élitisme de l’avant-garde susmentionnée sans s’oublier, dans la plus grande tradition des autocritiques maoïstes. Il y a un avant et un après cet écrit : si ses oeuvres préalables baignent déjà dans le bouillon idéologique sino-marxiste (cf. The Great Learning), sa musique effectue un dérapage à peine contrôlé et très dramatique vers un néoromantisme révolutionnaire, une expression lui permettant selon lui de s’adresser aux masses laborieuses (sympa pour elles).

J’ai toujours trouvé ce retournement hasardeux, conceptuellement et esthétiquement. Mais en réécoutant l’œuvre symbolique (la seule, en fait) de cette époque, Four Principles On Ireland And Other Pieces (1974), je me suis rendu compte que ce cher Cornelius n’avait pas complètement déconné dans sa mue. Petit rappel historique concernant le processus colonial en Irlande du Nord quand même, pour mieux poser le contexte du disque : en 1972 c’est le Bloody Sunday, en 1973 l’instauration de la Direct Rule par les Britanniques et en 1974 ont lieu les attentats meurtriers de Dublin et Monaghan, perpétrés par les Forces volontaires d’Ulster, loyalistes. Ces treize morceaux, réarrangements joués au piano solo de chansons révolutionnaires, sont plein de surprises et subtilités ; on pourrait certes les prendre pour des miniatures ou des divagations naïves et innocentes, mais ce sont des gestes musicaux et politiques forts, encore une fois indissociables.

Les compositions sont simples et immédiates (c’est le propre d’un chant qui veut rallier les partisan·es et renverser l’ordre établi), mais ce sont surtout les arrangements et le jeu expert de Cardew qui insufflent dans ces hymnes un peu surannés une vie stupéfiante. C’est souvent fugace, mais il est clair que le bonhomme nous balade à sa guise dans des formes que l’on croyait connaître de l’intérieur.

Au peuple des écoutant·es, Cornelius Cardew ne parle pas comme un maître s’adressant à ses élèves. Il est plutôt un artisan qui joue avec les attentes, affects et souvenirs, sans jamais prendre de haut, magnifie avec plaisir le monde. Dans ses manières de faire résonner, de remplir ou d’épurer (« Father Murphy »), de manier les écarts dynamiques (« Charges »), le projet d’une expérimentation chasse gardée de l’élite prend forme ; au détour d’une trille mal branlée ou d’un accord qui sort d’on ne sait où, le canevas s’assouplit momentanément, la mélodie pourtant évidente une mesure auparavant se transfigure et nous transcende, la modalité s’infléchit. Les anciennes catégories n’ont plus vraiment de sens ici : est-ce du sérialisme, un standard jazz, de la musique classique, du music-hall, une sonate, un hymne, une chansonnette à boire ? « Soon (There Will Be A High Tide of Revolution in Our Century) » brouille tout par exemple, mais pourquoi se poser les questions des catégories alors que la vague du monde qui vient n’en laissera aucune intacte ?

J’ai un peu l’impression d’entendre le matérialisme dialectique mis en musique. Le drame, l’opérette, le guilleret, le mélo et l’interlope maritime (« The East Is Red ») se fondent avec une fluidité déconcertante ; c’est parfois très figuratif, parfois pas du tout. Avec une fausse simplicité et une dextérité certaine, Cornelius donne la sensation de quiétude d’une révolution déjà présente, de la joie pure d’un prolétariat déterminé mais toujours sur le qui-vive – un mauvais coup de la bourgeoisie est si vite arrivé. Comme ce « Red Flag Prelude », interprétation détendue et mélancolique que le pianiste ne vient même plus relier au chant de Noël germanique originel mais à l’hymne socialiste anglais et irlandais qui le singeait. La révolution se fait aussi en transformant les symboles.

Il y a des moments beaucoup trop enjoués et premier degré pour moi sur cet album, mais d’autres m’ont définitivement réconcilié avec le piano, l’instrument sacré joué avec cette sensibilité si particulière que je rattache à un grand fourre-tout nommé musique classique. Je peux vous donner quelques exemples : « Four Principles on Ireland », à partir de 3 minutes 40 je pète un boulon, c’est le meilleur mouvement conclusif pour cet instrument, sans conteste ; l’ouverture « The Croppy Boy » est magnifique à en chialer et j’adore que « Bring the Land A New Life » remplisse tous mes désirs harmoniques et m’échappe pourtant sans cesse.

Je voulais vous parler initialement de The Great Learning, mais je suis bien content d’avoir changé d’avis : déjà parce que l’enregistrement entier dure quatre heures et que je n’ai matériellement plus le temps ni l’énergie d’écouter avec une attention soutenue d’un tel truc, mais aussi parce que je suis content d’avoir linké, comme disent les jeunes, avec cette autre œuvre de Cornelius Cardew qui aurait pu rester simplement une curiosité rococo et un peu chiante dans mon esprit, mais qui a en fait ouvert celui-ci à des choses qu’il rejetait a priori tout en me permettant de parler, succinctement il est vrai, de la vie de ce personnage météorique et formidable. Comme quoi des fois, le hasard !

PS : on écoute ça sur YouTube, c’est rageant, mais vous connaissez l’autre solution hein…

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