Découverte d’un prêcheur coranique ivoirien, un dimanche à l’aube à bord d’un VTC

El hadj Karamoko Mamadou, dit Samoukadé Prêche à Mankono
YouTube, 2012
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Dimanche dernier, quittant les contours périphériques de la capitale au matin pour prendre un train gare de Lyon, je n’ai eu d’autre choix que de commander un VTC, une pratique que ma morale abjure mais quand même bien pratique en certaines occasions, je ne vais pas faire le mec. Me voilà donc, alors que le soleil est encore absent et peinard, à rentrer dans la grosse voiture d’un monsieur nommé Meite – rien que cela, le fait de connaître le prénom d’un homme d’âge respectable comme s’il s’agissait de mon domestique… –, heureux de ne pas devoir me rendre à la station RER Val-de-Fontenay avec mes bagages pour prendre le RER A, assuré de ne pas rater le Ouigo qui me ramènera à Marseille.

Monsieur Meite finit son service. Sur les haut-parleurs de son véhicule, la voix d’un homme récite, dans une langue qui m’est inconnue. Une voix soutenue par d’autres qui, oscillant entre monodie et polyphonie, prennent toujours soin de ne jamais la recouvrir entièrement, s’y tuilant parfois subtilement pour donner la sensation d’un écho. Cela m’apaise, presque instantanément, et je demande à celui qui est ce matin mon chauffeur qui chante. Sa réponse tarde, mais il me répond sans rechigner « Samkade ». Je comprends vite que ce temps de latence est signifiant, qu’il dit un décalage dans la façon dont nous entendons. Peut-être a-t-il peur d’être stigmatisé – « C’est du folklore de chez nous » embraye-t-il presque directement – quant à sa foi aussi, et préfère-t-il se faire discret, mais il y a aussi autre chose : ce que j’écoute n’est pas un chant mais un prêche, et donc pas un chanteur mais un prêcheur. Ça a toutes les caractéristiques de la musique mais ce n’en est pas. Non, nous sommes ici dans le champ du sacré.

Je tente de corriger le tir, en bon ethnomusicologue, lâche deux trois informations qui laissent entendre que je sais la différence. Que je sais, depuis l’extérieur. Mais est-ce vraiment cela, savoir ? Je lui dis que je trouve cela beau, mais est-ce selon le spectre de la beauté qu’un sermon s’apprécie ? Qu’en sais-je, moi qui ne suis pas son coreligionnaire, qui ne parle pas sa langue? Qui ne sait rien de cette voix ou de celui à qui elle appartient, de ce qui s’y loge pour lui ?

Pris dans mes questionnements et captivé par le réseau des voix entremêlées, je ne vois même pas que nous sommes arrivés à destination. Nous nous quittons avec les formules de politesse et un sourire, mais une partie du chauffeur est toujours avec moi quand je monte dans le train. Je cherche d’abord « Sam Kadé » en deux mots, mais cette orthographe mal assurée et peu cohérente avec mes estimations quant à l’aire géographique d’origine du prédicateur ne donne rien de concluant. Je spécule peu avant de comprendre qu’il s’agit d’un patronyme : Samkade, ou Samouka Dé.

Je ne savais bien évidemment rien de cet érudit coranique ivoirien que la qualité des prêches et les connaissances pléthoriques ont rendu célèbre et respecté au sein de la communauté musulmane de son pays. Et je sais toujours très peu de choses de lui pour être honnête, à part quelques petits trucs – comme le fait qu’il énonce en koyaga, langue du peuple éponyme auquel il appartient, qu’il vient de la région de Worodougou, pays de ce même peuple. Toujours est-il qu’une fois bien calé au fond du siège de mon TGV, je me mets à chercher et donc à parcourir le corpus énorme des productions de l’orateur disponibles sur YouTube, évidemment sidéré par la densité et la pluralité de celui-ci. Mais il faut toujours commencer quelque part : éreinté mais trépignant, j’ai l’œil qui accroche rapidement sur une miniature et je clique donc sur « SAMOUKADE A MANKONO », prêche en deux parties réalisé devant un auditoire, capturé audiovisuellement (c’est important) par l’équipe du vieux sage musulman.

Toujours à la lisière de l’ensommeillement, dans cet état de conscience altéré que j’adore, le prêche m’accompagne dans ma dérive. Je suis tenu et transporté, ne cédant jamais réellement mais pris dans un flux auquel je ne peux résister. À son auditoire, Samoukadé explique, raconte, dit le bon et le mal, la voix amplifiée par un micro lui donnant une carrure mythologique. Il pourrait être une sorte de djèli islamique et sans instrument pour l’accompagner, qui serait mandé et non mandingue. Cette façon de venir se poser juste à l’intersection entre le parlé et le chanté, d’être presque dans la musique, qui est une constante dans la récitation du Coran, est ici parfaitement maîtrisée. Même mes oreilles d’incroyant commencent à ne plus discerner le musical du récit (auquel je n’entends pourtant rien) ; un récit dont les contours, les points d’appui, les inflexions et les rebonds me guident. Dans une forme responsoriale tissée, Samoukadé dit pendant des heures. Et on complète, on reflète ses dires, pendant des heures.

Cette prosodie est agile, faussement ascétique, et le cadre situationnel la renforce encore. Il s’agit de religion mais nous ne sommes pas en présence d’un corps inerte : c’est solennel oui, beau (j’ose le terme maintenant) jusqu’à la thaumaturgie mais aussi drôle et impromptu, parfois. La vivacité de Samoukadé n’y est pas pour rien, comme celle des hommes pendus à ses lèvres. Parfois la narration s’emballe et la forme bifurque, sous l’impulsion des protagonistes musiquants mais aussi d’un montage collagiste brute où séquences longues et courtes s’enchaînent, donnant la sensation d’altérations momentanées, presque subliminales de la ligne temporelle – sensation que mon état de torpeur vient amplifier.

Les deux vidéos sont d’ailleurs truffées de détails qui la rendent exquise et me font presque oublier la qualité sonore un peu faiblarde. Il y a les commentaires techniques des bonhommes derrière la caméra, les mouvements de cette même caméra ; la vie nocturne du village qui semble se poursuivre dans un calme relatif, avec les interventions clairsemées de quelques véhicules motorisés, de la faune et de la flore, de protagonistes traversant momentanément et sonorement l’espace du rituel ; l’insertion de mots français surgissant de manière inopinée, les téléphones dont l’activité invisible se fait sentir dans les enceintes ; les gestes, les mimiques, les adresses, les changements de registre. Et tout cela, mêlé à l’érudition enflammée de Samoukadé, dessine une mystique ordinaire sans être profane, quelque chose d’incarné, de là, de tangible et spirituel qui est paradoxalement ce que je recherche justement dans la musique.

À l’avant-poste du capitalisme débridé et féodaliste qu’est l’habitacle de la voiture d’un chauffeur à son compte, une liturgie résonne et subsiste. Là, la révélation, séculaire ou non, s’envisage. Une dissémination-recomposition, où des bouts de nous s’agrègent, mutent aléatoirement, créant d’improbables alliances : serait-ce donc ici le seul Salut possible ?

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