Tout part d’une découverte fortuite. J’étais encore une fois en goguette sur les canaux les moins recommandables de l’algorithme YouTube, porté et bercé par la tiédeur de la curation machinique. Le thème du jour, c’était easy-listening, dans une forme de clin d’œil inconscient à l’émission culte d’Ariel Wizman et Jean Croc sur Radio Nova dans les années 1990, Cocktail Time. Au fil de cette errance, je peaufine et je tombe nez à nez avec un morceau qui m’accroche, et attire à lui plusieurs écoutes. C’est le « La Música » de Don Barry, qui reprend probablement un thème célèbre que je ne connais pas. L’ambiance easy-listening pleine de charme met en scène un dialogue entre une section de cordes langoureuse et un accordéon typiquement musette. L’aspect très commercial de la musique est clairement identifiable, en même temps que son caractère déterritorialisé : on ne sait pas d’où ça vient, c’est brouillé et gluant, comme de la vaporwave avant l’heure.
Je me mets donc en quête de la généalogie du morceau. Un internaute éclairé indique qu’il s’agit d’un morceau produit et conçu sous pseudonyme par Horacio Malvicino. Dans un premier temps, j’ai du mal à le croire. Si je connais le musicien argentin, surnommé « el Malveta », c’est par sa contribution, en temps que guitariste, au célèbre quintette de tango avant-gardiste d’Astor Piazolla. Dès le milieu des années 1950, il improvise assez librement à la guitare électrique sur le tango mystérieux et visionnaire de Piazzola. Il sera un partenaire de jeu de toujours du maestro argentin, et on le retrouve par exemple sur l’immense Tango : Zero Hour en 1977, qui est à mon sens le climax de ses recherches. Certes, on retrouvait déjà sur Libertango Tullio de Piscopo, le percussionniste italien qui enregistrera par la suite une forme de disco raffiné bien connu des amateur-ices de musique électronique en gestation. Piazzola aimait s’entourer de musiciennes et musiciens singuliers. Mais je ne m’attendais pas à ce que son guitariste de choix soit aussi un producteur de tango de baloche.
Il faut dire que, dans le tango, s’opère un clivage particulièrement puissant entre le savant et le populaire, pour reprendre ces catégories d’analyse particulièrement efficaces. D’un côté il y aurait le tango avant-gardiste, avec ses explorations harmoniques infusées de jazz, le tango des profs. De l’autre, le tango populaire que l’on écoute dans le cadre de la danse de salon, du thé dansant du dimanche après-midi, et dont le morceau totem est « La Cumparsita ». Tout semble opposer ces formes de tango, et pourtant, comme le rappelle le sociologue et danseur Christophe Apprill au fil de nombreuses publications, entre ces deux mondes, ça circule, ça se repousse et ça s’étreint, comme dans tout bon tango. Cela n’empêche pas les canaux de la reproduction du bon goût en France de s’entêter à raconter le tango savant contre le tango populaire.
Concrètement, les frictions entre les deux supposées polarités du tango sont tangibles quand l’on regarde une figure comme Horacio Malvicino, qui a un pied dans les deux mondes. Le guitariste argentin a en effet toujours combiné ses expérimentations d’improvisateur jazz à une activité, bien plus rentable, de concepteur de morceaux destinés à une diffusion massive comme support de danse. Il faut bien gagner sa croûte, et ce cas de figure est classique : on connaît par exemple bien les musiciens jazz ou prog qui se mettent à faire de l’illustration, tel le percussionniste Bernard Lubat travaillant pour Tele Music. Mais ici on est face à un cas extrême, puisque Horacio Malvicino devient carrément, dans les années 1960, directeur artistique du label Disc-Jokey, mais aussi de la collection de disques de danse de salon pour RCA en France. À l’époque, pour les musiciens de sessions argentins, le marché français, avec sa forte demande de 45 tours de tango un peu cheap, est comme une terre promise, et Horacio Malvicino n’est pas le seul à s’adonner au tango à but lucratif. Sous pseudonyme, il produit des tubes aux ventes importantes et sera un acteur majeur de la musique de bal enregistrée dans les années 1960 et 1970.
La singularité du compagnon de route de Piazzolla, c’est qu’il connaît clairement très bien sa partition. Ses compositions, le plus souvent des reprises d’airs célèbres faciles à reconnaître, sont nourries de l’easy-listening états-unien, de l’orchestration de la variété façon Dean Martin ou Henry Mancini. Son public cible, c’est les Français, et il hybride le tango à la fois à un style orchestral en vogue et au musette. On a donc là tous les ingrédients de la soupe de base, et pourtant son savoir-faire orchestral et harmonique, comme l’adjonction de quelques bizarreries électroniques et inharmoniques (sur « La Ovejerita » ou « Te Amare » par exemple), rendent l’écoute fluide et amusante. Si, sur le papier, Horacio Malvicino endosse le rôle de mercenaire, il ne peut s’empêcher de s’amuser, il proto-trolle et il délire. Pour ses productions de bal destinées à la France, son principal alias est Alain Debray, soit un mélange de Alain Delon et Regis Debray (ce dernier étant à l’époque principalement connu pour avoir été un compagnon de route de Che Guevara, pas de médiologie ou de chevènementisme au programme, ne vous inquiétez pas). Ce pseudonyme irrévérencieux est à l’image de cette musique légère et pourtant déterminée.
Le succès commercial de la musique d’Horacio Malvicino est immense, avec une forte dimension transatlantique, et je la reçois de mon côté à la fois comme la preuve indéniable des circulations entre le savant et le populaire, mais aussi comme une musique de fond délicieuse, une forme d’easy-listening jamais fatigant et plein de surprises. Certaines de ses productions sont tout simplement géniales, et au fil de la masse de ces standards passé à la moulinette tango/varietoche/musette, on est bercé dans une zone de confort où une musique en apparence docile mène pourtant une délicate mutinerie en sourdine.
Le côté facétieux et moqueur d’Horacio Malvicino révèle la plasticité de l’espace de jeu ouvert par une musique pourtant marquée par l’ordinaire et le routinier. Cela rebat les cartes des distinctions dressées à la hâte pour se gausser, s’enorgueillir ou chercher une pseudo-authenticité. Sur les parquets des dancings de France, entre un Leclerc et un Monsieur Bricolage, la musique de Malvicino résonnera des décennies durant comme un rappel salutaire : rien n’est figé, on s’amuse comme des fous, et vive la musique, à tous les âges et dans tous les contextes.