Le premier EP de Bigg Jus est un rap classic perdu

BIGG JUS Plantation Rhymes / Gaffling Whips
Subverse, 2001
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Cela fait vingt ans qu’est sorti The Cold Vein de Cannibal Ox, un album que j’ai souvent réécouté depuis et au sujet duquel je n’ai pas changé d’avis : c’est toujours un classique de malade, un disque d’une puissance viscérale, qui dégage un réalisme de cauchemar à la fois rugueux et vaporeux, et a consacré, sinon inventé une nouvelle forme de rap new-yorkais. Il a en tout cas posé un des statements esthétiques les plus dingues de toute l’histoire du hip-hop, même si dans les faits son influence a été moins forte que celles d’autres classiques du genre, mais peut-être justement parce qu’il n’y avait pas grand-chose à faire après lui tant il était définitif et radical. Les seuls vrais défauts que je lui trouve, ce sont certains de ses featurings, y compris celui de El-P qui aurait dû, je pense, avoir la modestie de rester en cabine et de laisser le micro à Vordul et Vast Aire, et aurait pu aussi, pourquoi pas, avoir le bon goût d’inviter sur un ou deux tracks son ancien équipier de Company Flow, selon moi bien meilleur rappeur que lui : Bigg Justoleum, Lune TNS, bref Bigg Jus, un des MCs les plus sous-cotés de tous les temps, et aussi l’un des plus libres.

Ce n’est pas si grave qu’El-P ait zappé son ex-camarade, puisque quelques mois plus tard Bigg Jus a lui aussi sorti un énorme classique post-Co-Flow : Plantation Rhymes / Gaffling Whips. Un classique 100% certifié à mes yeux, mais un classique pas forcément facile d’accès, à la fois au sens « exigeant » sur le plan sonore, mais surtout peu accessible au sens propre puisqu’il est sorti dans des conditions compliquées, à l’automne 2001, dans un format bâtard et avec une distribution pas claire. Déjà, j’en parle comme d’un album mais techniquement il est présenté comme une sorte de maxi-single et s’apparente dans les faits à un EP de dix titres agrémentés de trois versions instrus (dont la pochette n’est pas celle postée en haut de cet article, mais c’est que je ne la trouve pas en qualité correcte). La brièveté de certaines plages et leur structure accidentée peut faire penser qu’on écoute un « CD-sampler » en avant-goût d’un projet plus long et plus abouti. Et c’est à peu près le cas, puisque Jus (Justin Ingleton de son vrai nom) préparait à l’époque l’album Black Mamba Serums, mais les attentats du 11-Septembre ont bouleversé ses perspectives et l’ont poussé à reprendre le chantier. Il y aura donc un an plus tard une sortie japonaise du LP, puis en 2004 chez Big Dada une version 2.0 de Black Mamba Serums où l’on retrouvera certains titres de Plantation Rhymes dans des versions différentes. Bref, désolé pour cet avant-propos critique à la Garnier-Flammarion, je ne suis pas très doué pour les exégèses mais c’est néanmoins essentiel de préciser que ce disque n’a pas existé comme il aurait dû exister, voire qu’il n’était même peut-être pas censé exister tout court. En forçant un peu, on pourrait presque le voir comme une collections de maquettes publiées à l’insu de Bigg Jus, que l’on écouterait en voyeurs, et de fait le rendu général des morceaux sonne un peu cagibi, sa voix a parfois l’air de sortir d’un message vocal qu’il laisse à sa femme ou son meilleur pote : c’est troublant mais c’est justement ce qui donne cette vitalité si évidente à l’ensemble.

En fait, j’irais jusqu’à dire que ce qu’on perçoit comme une « ébauche » est en fait ici tout ce qui fait le génie de Bigg Jus, dont on connaît les skills de graffiti artist en parallèle de celles de MC. On sent qu’il pose ses couplets, ses phrases, parfois juste quelques syllabes comme il posait ses couleurs en défonçant les trains du New York City Subway (full transparence : je n’ai jamais taggué de ma vie). En termes de flow ça semble sortir d’une inspiration soudaine, c’est de la fulgurance, proche parfois du spoken word voire du slam, même si on entend bien que les textes sont eux tout sauf improvisés et s’attaquent au pouvoir des oppresseurs blancs de façon très claire – rien que dans le titre du disque – et souvent très ciblée – sur les politiques urbaines, le langage des dominants, l’histoire de l’esclavage et de la ségrégation, etc. C’est du rap conscient et politique, vraiment sans ambiguïté, avec peu d’ego trip ou de battle rhymes, mais rappé avec une émotion sans fard et une virtuosité rare (un alliage de talents lui-même pas toujours facile à obtenir dans ce cadre « conscient ») et porté par des instrumentaux qui continuent de me rendre taré quand je les entends aujourd’hui.

C’est un son qui, comparé aux productions d’El-P de la même époque, est beaucoup moins fat, limite le contraire de fat : c’est sec, maigre et austère au point de parfois sacrifier l’idée (certes un peu surfaite) de groove et de rythme régulier. C’est peu stable, les beats s’arrêtent, se cassent, les couches se superposent ou se dérobent, il y a un feeling presque « théâtre musical » par moments dans ce déroulé fuyant, presque bricolé. On a en fait l’impression (et ce n’est qu’une impression, je crois bien) que Jus compose ses beats en même temps qu’il pose ses rimes, qu’il fait jaillir un sample de jazz ou un bruitage ou une snare dans le même élan qu’il appuie une syllabe ou accélère son débit – et malgré l’aspect agité voire conflictuel des constructions, les deux éléments, vocaux et instrumentaux, s’épousent pourtant à merveille. Ce serait trop facile de comparer son approche créative à celle du free jazz, surtout vu mon peu de culture en la matière, et ce serait sans doute abusif d’inscrire l’éthique lo-fi de Jus dans la lignée du blues des origines, même si sa façon d’incarner son propos relève clairement d’un certain folklore vernaculaire, d’un art de rue, comme on dit. En fait, son refus des boucles stables et ce goût d’un son sale et foisonnant se rapproche plus d’un hommage très actif et très moderne au rap new-yorkais pré-boom bap, au collage de bandes, à la débauche de samples, au côté cirque psychédélique de l’electrofunk. Sauf qu’il en donne une version modeste, plus mature si j’ose dire, et y intègre surtout la force incroyable de son timbre – aigrelet mais assuré, désespéré mais rond – et la maîtrise hyper « Jedi », comme le dit un commentaire YouTube, de sa scansion, parfois offbeat à l’extrême, mais parfois capable de se replacer sur de solides bases de « kickage », bases d’autant plus solides et spectaculaires qu’elles ne s’entourent d’aucun décorum viril, ni dans les mots, ni dans le son et ni dans l’attitude. Et ça suit logiquement la même versatilité dans les beats, qui offrent quand même, malgré leur instabilité presque « prog », des instants de percussion et d’arrogance qui mettront d’accord les fans les plus bas-du-front du rap new-yorkais nineties.

Plantation Rhymes/Gaffling Whips est pour moi un rap classic perdu, c’est impossible de me dire le contraire, même si je peux entendre qu’on le trouve séquencé un peu n’importe comment et surtout pas tout à fait envisagé comme un vrai disque, et encore moins comme un vrai classique – là où Cold Vein et avant lui Funcrusher Plus s’annonçaient presque à chaque intro comme des chefs-d’œuvre. Il peut passer pour une espèce de démo super inspirée, un genre de préparation expérimentale à un truc plus costaud, si on aime le rap bien dans les clous – ce qui peut être mon cas, surtout à l’époque où je l’ai découvert. Mais en vérité, son apparence imparfaite et à l’arrache nous embarque dans une réalité qui elle n’est pas du tout expérimentale mais bien expérimentable, expérimentée, par Bigg Jus lui-même, en direct. Son rapport à sa musique est le même que celui du taggueur qu’il était face à l’adrénaline, la vitesse, les obstacles urbains, les autorités, et qui en sortait des peintures de ouf. Et c’est comme ça que doivent être entendus ces dix titres urgents mais parfaits : des throw-ups mémorables et inégalés.

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