En découvrant fin 2020 les productions amapiano et surtout en regardant les clips de Semi Tee et ses amis, j’ai pensé à un clip de house sud-africaine beaucoup plus ancien qui m’avait à l’époque marqué au point d’aller en parler sur l’éphémère blog de GQ : il s’agit de « Tops Off » de DJ Sdunkero feat. Kasper, sorti en 2007. Comme « Gabadiya » ou « Mercedes », cette vidéo met en scène des femmes (souvent beaucoup plus nombreuses que les mâles qu’elles côtoient) en maillot de bain ou en tenues près du corps, et qui si l’on en croit le titre vont « enlever le haut » mais ne le font pas : certaines gardent même leur pantalon dans la piscine et la plupart se contentent de danser assez tranquillement, il n’y a pas du tout de twerk ou de posture particulièrement suggestive. En fait, quand je revois la vidéo, je me dis qu’on croirait presque à une blague, ou à une tentative hasardeuse de la part de Sdunkero et Kasper de réaliser un truc un peu « explicite », tentative vite mise en échec par les participantes, qui n’ont pas l’air de trop prendre au sérieux les intentions visuelles des deux artistes.
Mais je peux me tromper, et si ça se trouve l’ambiance était horrible sur le tournage. En tout cas le track reste toujours aussi puissant quatorze ans après : j’adore l’alliage du danger rythmique (grosse tension pleine d’incertitude et d’urgence entre les éléments du beat) avec ces claviers arrogants, limite goguenards, qui viennent précipiter tout ça, donner son caractère au truc, puis l’arrivée à mi-chemin de cette basse « chime » qui fait la loi. Et puis il y a comme dans une grande partie de la house sudaf ces interjections vocales riches en vibe : on entend notamment quelque chose qui ressemble à « sisi ». Bref, c’est vraiment un gros tube de house commerciale dans le style du Mpumalanga, région située au Nord-Est du territoire.
J’avais un peu écouté les autres trucs que j’avais trouvés de ce DJ Sdunkero et été surpris de tomber sur des choses précisément moins rentre-dedans, presque des DJ tools conçus pour divers registres, ayant en commun une fibre très « tracky ». Il y avait d’abord eu ce morceau un peu lent, rachitique mais addictif, presque à la Moodymann/Theo Parrish, « Maputo Song ». Pas de hook, ni de drop, ni même un petit truc un peu croustillant : juste une ligne de basse interrompue et découpée de façon super machinique, agglutinée de percus zombies et seulement animée par des cuts vers une piste visiblement plus « big » mais qui ne reste que très subrepticement suggérée. Un track complètement ahurissant, dont j’avais d’ailleurs parlé vite fait sur le blog alainfinkielkrautrock à l’époque et qui continue de me fasciner aujourd’hui.
« Maputo » figurait sur une une série de longs formats sortis entre 2007 et 2011 sous le nom de Edladleni, où Sdunkero propose un truc que très peu de DJ/producteurs se permettent, à savoir des albums mixés. Je veux dire que sont des albums de morceaux à lui, mixés par lui, pas un DJ Kicks avec ses tracks préférés d’autres artistes. Alors ça donne des choses assez homogènes, avec forcément des sons récurrents, mais aussi une dimension « assortiment » que je trouve très saine, détachée d’un projet d’auteur et dirigée vers la fonctionnalité pure. On entend pas mal de tracks dans le style « big room » (qui cartonnait dans ces années-là avec ses sons de synthés conquérants mais pas trop clivants non plus, dans le sillage de la Swedish House Mafia et du son post-minimal mi-deep mi-bro, souvent très massif pour rien) mais différenciés par des rythmiques syncopées beaucoup plus excitantes à danser que les beats européens ultra boring à la Get Physical. Il y aussi quelques titres qu’on pourrait qualifier d’afro-house, au sens non pas italien mais littéralement africain, avec des chants et instruments traditionnels, comme « Bengzakiwe » ou « Riders Theme », tous deux sur le volume 1. Sur le volume 5, on sent que Sdunkero a écouté Rihanna et la nouvelle dance-pop américaine de ces années-là et qu’il essaie de convertir son bagage house/garage au crossover global. Ça ne donne pas que des trucs super réussis mais je trouve ses choix esthétiques toujours intéressants, lui qui semble assumer si simplement, sans cynisme ni fausse modestie, sa place de « fournisseur » dans le circuit du clubbing. Certains sons annoncent clairement l’hybridation afrobeats mais d’autres évoluent dans des recoins plus lo-fi, avec une petite touche soulful/R&B à l’ancienne (« The Way You Love », « Coming Alrite »). Et puis il y a « Green Love », un tube éthéré incroyable, avec des arrangements entre Border Community et Enigma, qui dresse un pont que je n’avais pas du tout vu venir entre le son percussif sud-africain et la tech-house cristalline un peu « prog » qu’on entend souvent dans les stations de ski des Alpes.
Ça reste de la dance music quand même très conservatrice, qui vise un divertissement de masse peu singularisant, mais l’approche de franc-tireur chère à Sdunkero donne donc un relief curieux à ses compositions, une couleur pas assez courante pour sonner comme de la vraie house occidentale de droite, mais qui ne penche pas pour autant vers la house de gauche genre I:Cube, et encore moins d’extrême-gauche à la Soundhack/Errorsmith. Et puis il y a donc parfois ces hooks vocaux, féminins ou masculins, qui transforment ces marchandises faites à la chaîne (ou presque) en petits instants pop sans prétention mais chargés en saveur, comme on en entendait parfois dans la latin house : je pense notamment à « Nti » sur le volume 3, et surtout à « Bhutiza » sur le volume 1, qui d’après ce que j’ai compris reste l’autre gros tube de Sdunkero, entre autres pour son atmosphère salace et ses gémissements pour le coup obscènes, mais qui ont la particularité d’être mixtes !
Sdunkero est toujours actif et a sorti un nouvel album fin 2020. Si j’ai bien compris, il s’est aussi lancé dans la gastronomie, mais continue néanmoins d’honorer à sa façon la vaste culture house sud-africaine, dont ces albums mixés représentent la diversité et la singularité d’un genre devenu populaire dès la fin de l’apartheid, et qui malgré son succès a su rester fidèle à son ADN hybride et pragmatique, sans développer un clivage mainstream/underground comme celui qu’ont connu les States et l’Europe, mais juste en se construisant au fil des régions, des générations, et des imports étrangers.