Avec l’âge (et le « métier »), je trouve qu’il est de plus en plus rare de tomber instantanément amoureux d’une chanson. Et pourtant, c’est ce qui m’est arrivé il y a quelques mois avec « Un Voyage », titre de Marie Audigier sorti sur un EP éponyme en 1991 chez les Disques du Crépuscule. Lorsque j’ai découvert ce morceau, que j’aurais alors juré être tombé d’un camion Sarah Records (mais en version française), j’étais allongé sur le pont d’une péniche sur les bords de l’Oise, en légère gueule de bois, l’esprit un peu tapé par le premier soleil de printemps. Depuis la cale, un ami a alors passé la chanson en question, l’air de rien, et je me suis surpris, non seulement à dresser l’oreille tel un terrier de chasse à l’affût, mais donc aussi, à ma grande surprise, à ne plus lâcher le morceau – dans tous les sens du terme.
Ce passage introductif n’est pas là pour vous dire que ma vie est plus chill que la vôtre, juste pour rappeler que le contexte d’écoute, dans la pop music en particulier, fait souvent foi, et balaie parfois tout sur son passage. Même si pour le coup, on peut dire que le pouvoir d’attraction d’« Un Voyage » est assez spectaculairement immédiat. D’ailleurs le rédacteur en chef de ce même site, dans son article sur les chanteuses sans voix, disait lui-même il y a quelque temps de cette même chanson qu’on « a envie qu’elle reparte tout de suite et c’est une joie de pouvoir la faire redémarrer ». Pour autant, je ne peux pas m’empêcher de me demander si l’ensemble de ce petit disque, à la tenue printanière et à la langueur toute fluviale, aurait eu le même impact sur moi si je ne l’avais pas découvert précisément dans les conditions pré-citées.
En y réfléchissant, oui et non. Non, car il est évident qu’« Un Voyage », et tout le mini-album qui l’accompagne, possède cette pureté pop, jusque dans ses imperfections même, dont je suis sûr que tout adolescent de 55 ans en anorak qui s’échine depuis 35 ans, une cassette C86 dans la poche, à reprendre « Velocity Girl » de Primal Scream voudrait l’égaler – mais ce n’est que mon interprétation, d’aucuns y ont vu des traces de Steely Dan, Fleetwood Mac, voire même Robert Palmer. Ce qui est sûr, c’est que la limite vocale de Marie Audigier irradie paradoxalement ses propres compositions tout autant qu’elle souligne leur évanescente beauté. On parlait de Sarah Records plus haut, et le label anglais est un cas d’école en matière d’indie pop gracile : dans tout le champ de ce qu’on appelle la twee pop, c’est justement ce gazouillement incertain qui fait la grâce de l’œuvre. Pas toujours, cependant ; il n’est pas rare que les gazouillis se fassent gazeux, que les minauderies proférées par des éternels pré-pubères ne se transforment en inconséquences geignardes. En outre, n’oublions pas qu’avec ce type de pop douce-amère qui porte si ostensiblement sa fragilité en bandoulière, on n’est jamais non plus à l’abri d’une vulgate charlotte-gainsbourgienne qui vous coulerait entre les doigts à la manière d’un filet d’eau tiède – mais c’est souvent là que l’imperfection-grâce fait front, et nous garde sur le droit chemin.
Rarement je n’ai eu l’impression d’écouter une collection de morceaux (six au total) qui correspondait autant à mon propre environnement direct au moment de sa découverte. Le caractère liquide (et fluvial, donc) de l’ensemble se traduit directement dans certains titres de morceaux – « Étangs secrets » par exemple, qui semble se bercer tout seul, un peu à la manière d’une barque flânant sur un lac lors d’un après-midi de farniente –, mais également dans les paroles, lesquelles semblent flotter dans l’air en formes d’impressions, de souvenirs plus fredonnés que réellement chantés. Les arrangements sont co-dirigés avec un certain Denis Clavaizolle si j’ai bien tout compris, fidèle compagnon de route de Jean-Louis Murat et d’autres bardes du même genre – détail qui a son importance pour la suite. Ce n’est pas un hasard si le disque me fait penser aux deux albums des Marine Girls, Lazy Ways et Beach Party (titres aux valeurs toutes programmatiques), tant dans leur couleur que dans leurs intentions vaporeuses. Les chansons de Marie Audigier partagent avec le premier groupe de Tracey Thorn quelque chose qui ne semble tourner qu’autour de l’été, des bords de mer et de l’indolence, et semblent évoquer un début de printemps ou une fin d’été – bref, de cet état éphémère qui ne fait pas longtemps mystère d’une certaine appétence pour l’ambivalence des sentiments. Alors d’accord, chez Marie Audigier, on semble a priori toujours être du côté de l’oisiveté, des doigts de pieds en éventail et de l’autoroute des vacances. Mais comme l’eau, sa couleur se fait changeante en fonction de l’éclat du soleil.
Et la météo n’est pas si clémente qu’on ne pourrait le croire ; dès qu’il y a des sourires il y a instantanément de l’orage (« L’Orage »), « la joie et la peur » de retrouver l’être aimé sont mises sur un même plan (« Un Voyage »), et l’autoroute des vacances, qu’on pourrait prendre pourtant pour une promesse, « est sans fin, serpente à la lumière blême d’un quartier de lune » (sur « L’autoradio », titre sur lequel Marie avoue elle-même que « l’autoradio ne passe pas »). Même la reprise de l’inusable « Dream A Little Dream of Me », morceau taillé pour un·e interprète « à voix », qui lesté de ses arrangements touffus et verdoyants ne tarde pas à se voiler d’une inquiétude sourde. On comprend alors que les paroles ne parlent pas d’autre chose que d’un amour non réciproque, et c’est là tout l’art de Marie Audigier : transformer la pop la plus estivale possible en quelque chose d’une opaque tristesse qui ne dit pas réellement son nom. La transformation est d’abord invisible à l’œil nu ; il suffit pourtant de gratter un peu sous le vernis solaire pour en découvrir l’enivrante obscurité. C’est sans doute pour ça que sa musique m’a autant et durablement accroché.
J’ai appris plus tard que Marie Audigier avait été la compagne de Jean-Louis Murat pendant une dizaine d’années, et que leur relation avait été plus qu’orageuse – visiblement Murat passait son temps à s’épancher sur son couple dans les Inrocks dans les années 80/90. Et si je n’irais pas à m’aventurer à lier « l’orage » du même titre à cette relation, avouez que le raccourci est ici tentant. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en écoutant la musique de Marie Audigier, cette dernière a été bien plus que la protégée de Murat (peut-être est-ce même en définitive l’inverse ?), même si la présence de ce dernier se fait inévitablement sentir, lui-même étant le parangon d’une certaine idée de la pop française de l’époque – ouvragée, ténébreuse et leste à la fois. Mais, encore une fois, l’effacement de Marie Audigier envers sa propre musique procure un étrange sentiment, comme un halo solaire dont on ne saurait ou non si on l’a rêvé. Loin, à mon humble avis, de son premier album publié deux ans plus tard, dont la production plus assurée tangue par moments pour le coup du côté de notre matou auvergnat mal léché préféré. Et si elle conserve cette langueur estivale, sa clarté nouvelle lui enlève un certain pouvoir de séduction, sa musique se faisant alors moins évanescente, moins trouble, un poil plus rectiligne.
Ce n’est pas foncièrement étonnant qu’après avoir sorti une paire de disques au succès d’estime relatif, Marie Audigier soit allée voir ailleurs. Ça l’est plus lorsqu’on se rend compte qu’elle s’est retrouvée presque illico propulsée de l’autre côté de la barrière de l’industrie musicale, devenant tour à tour manageuse de Murat, directrice artistique de Naïve, pilotant la carrière de pointures de l’industrie comme Ibeyi, Kery James ou encore Cascadeur, avant d’atterrir au ministère des affaires étrangères comme directrice déléguée de l’institut français du Congo. Ce parcours, pour le moins détonant, ne fait que renforcer ma fascination pour ce petit disque qu’est son premier EP éponyme. Et, à défaut de ne le considérer que comme un heureux accident de parcours, j’en suis venu à l’apprécier d’autant plus comme un îlot captivant, planté en-dehors de la réalité du monde, déterminé moi-même à ne pas vouloir en percer tous les mystères.
Tout le monde connait cet aphorisme tarte à la crème qui dit que l’important n’est pas la destination, mais le voyage. À l’écoute de la musique de Marie Audigier, on se dit que son interprète n’en connaissait que trop bien la destination, et savait dès le départ, mieux que quiconque, que le voyage serait de courte durée. Comme par hasard, avant de passer de l’autre côté de la barrière, Marie Audigier signait un de ses derniers singles, au titre encore une fois programmatique : « Des paroles en l’air ». Il aurait pu s’appeler « Le chaland qui passe », ça aurait été la même chose pour ma part.