Lord Tusk et le mystère du placard à épices

LORD TUSK Gospels, Dames, Herbal Tonics and Spice
Ultrawave Visions, 2021
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Musique Journal -   Lord Tusk et le mystère du placard à épices
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J’ai déjà parlé du Londonien Lord Tusk ici il y a presque deux ans car j’avais adoré son projet Sun Runners et en particulier son track « Alwys Be Yr G » chanté par Dreamcast Moe (lui venu de Washington D.C.). C’était chez Apron, le label de Steven Jullien, que je ne présente plus et qui n’édite que des bons disques. Le nouveau projet de Tusk (mot qui désigne les défenses d’un éléphant et qui est aussi le titre d’un célèbre album de Fleetwood Mac) sort sur son propre label UltraWaveVisions et il continue de me faire penser que le producteur britannique est un de mes artistes préférés en activité et aussi, probablement, l’un des artistes les plus forts du monde de la musique instrumentale faite avec des machines. Tusk, qui se fait aussi appeler Triumph Allah, est un homme très productif qui fabrique des morceaux souvent brefs, à partir de samples mis en boucle. Sur Gospels, Dames, Herbal Tonics and Spice, il y a carrément 30 tracks, et sa méthode est celle d’un beatmaker de rap disciple de RZA, qui voit ses sources comme des talismans à activer. Sauf qu’il ne travaille pas avec des rappeurs, qu’il ne fait pas seulement des rythmiques « appelant » le rap, et qu’il a l’air de préférer creuser ses pistes dans son coin, cherchant à décrypter leur secret tout seul, pour finalement se rendre compte que ce secret n’est pas caché derrière les sons, ni même entre les couches de sons, mais qu’il se révèle au contraire sans sommation, là, sous ses yeux, au cœur même de ses recompositions obsessionnelles. Le secret de ces sources, en fait, c’est lui, c’est Lord Tusk ! Et c’est aussi nous, qui l’écoutons et participons au rituel qu’il initie.

On sait que les musiciens et musiciennes anglais·es. ont toujours été versés dans le mystère et l’occultisme et on voit bien que ça n’a pas l’air de se calmer ces dernières années avec le retour, dans les souterrains électroniques, du dub et de l’indus à la Coil , de John T. Gast à Actress en passant Jack et Elaine de Time Is Away à travers leurs essais radiophoniques pour NTS. La touche spéciale de Lord Tusk, c’est que chez lui le sacré ne se pare d’aucun halo, et ça me fait penser indirectement à ces objets d’art africain dont il est question dans le dernier numéro de Mouvement (ces « fétiches qui sont des mottes de terre avec une plume dessus […] et qu’on a laissés sur place », explique ainsi un expert, par opposition aux œuvres qui se retrouvent en salles de vente car « polies ou retravaillées pour les rendre plus esthétiques » – je ne compare pas les morceaux de Tusk à des fétiches africains, mais c’est pour donner une idée). Ces créations frappent par leur pauvreté d’effets audibles : on sent pourtant que l’artiste fait plus que juste découper et boucler, mais on a quand même du mal à distinguer concrètement son « apport en industrie », son geste. S’il était cinéaste, ses producteurs bas-du-front se demanderaient probablement où est passé leur argent – tout ça n’a en effet pas l’air d’avoir coûté bien cher. Il faut dire qu’en parallèle de sa passion pour le rap et le sample, Tusk est aussi un gros fan de dub et de minimal wave, et qu’il n’a visiblement pas l’intention de façonner autre chose que des montages lo-fi aux articulations et arrangements rudimentaires. On pense à des plages de musique de films, pas de films imaginaires mais plutôt de films qu’on aimerait vraiment tourner soi-même, ou du moins voir surgir comme ça sur un écran, parce que les inspirations du musicien sont extrêmement précises, elles dégagent un sentiment de vérité, un truc palpable quoique brut. On dirait qu’il a collecté des visions audio sous weed en écoutant plein de disques, qu’il a vécu une série de révélations sous forme de flashs très définis et qu’il s’est dit qu’il fallait à tout prix qu’il puisse capter et retranscrire ces moments. Je parle d’herbe parce que la production exécutive de tous ses disques est créditée à Herb Powers, un calembour sur le nom de Herb Powers Jr, célèbre ingénieur du son américain connu pour son travail dans l’industrie soul et R&B. Et si j’imagine Tusk en train de se faire des longues sessions d’écoute, c’est parce dans sa bio Bandcamp il se décrit entre autres comme un « sound curator ».

Ce serait vain de vouloir décrire avec acuité les différentes saveurs, les herbal tonics and spice du titre, car comme vous l’aurez deviné, je l’espère, en me lisant, et comme vous le constaterez en écoutant le disque, il s’agit d’une œuvre peu spectaculaire, qui rend caduque l’idée de palette : on s’en fiche plus ou moins qu’à la base ce soit de la soul, ou du prog, ou ce morceau incroyable des Italiens de Violet Eves exhumé par Music From Memory, car tout s’enchaîne comme par magie, loin des plombantes grilles de références. La dimension cinématographique a parfois des airs encroûtés, usés, figés, on est pas très loin d’une forme défectueuse de library. Peu de dynamique, peu de panache, aucun hubris, aucun retournement de situation : nous ne pouvons que contempler médusés ces ready-made recrachés du septième sous-sol d’une confuse discothèque mondiale. C’est d’une certaine manière de la vraie musique de série B voire Z, qui pourrait être ignorée et qui le sait très bien, et ça la rend attirante et forte, presque héroïque d’assumer ainsi de traverser ce désert de la renommée sans être sûre de trouver quelque chose au bout.

J’ai d’abord cru (et j’ai même d’abord écrit ici dans une première version de ce texte) que le titre du projet était une référence aux anthologies Special Herbs qui réunissent les instrumentales de MF DOOM. Mais quand j’ai posé la question à Lord Tusk mais il m’a dit que non, même s’il aimait beaucoup DOOM – au passage j’étais déjà content qu’il réponde car j’avais cru comprendre que la communication n’était pas son dada, pour citer la femme en couverture du nouveau Vanity Fair. Je continue néanmoins de trouver une certaine similitude dans l’approche, il y a le même délire d’artefact pas tout à fait conçu pour fonctionner, qui sort des strictes limites du terrain du rap standard, la même facture lo-fi, sans compter les samples de dialogues de film (mais bon ça oui je sais plein d’artistes le font). Tusk précise qu’il a depuis deux décennies sorti une bonne dizaine de projets instrus du même style et souligne d’ailleurs la vocation cinématographique de son travail, mais aussi la dimension intime qu’il lui donne : « Soundtracks and scoring is my passion and direction which im heading more towards. The album is intended as a guide and journey into my life almost like a diary« 

J’écrivais l’autre jour que le boom-bap agonisant qu’on entend actuellement à NYC était lui-même très influencé par l’auteur d’Operation Doomsday, mais ce son n’a pourtant pas trop de rapport avec ce que fait Lord Tusk, puisque celui-ci transforme donc assez peu sa matière première. Ça n’empêche que sur quelques plages de Gospels…, on verrait quand même bien débarquer des rappeurs ou rappeuses, par exemple sur « Against All Odds », ou l’an dernier sur « Always Be » extrait de Butterfly, autre projet dingue, avec moins de rouille mais pas non plus très bien décapé. Je vous recommande aussi tant qu’à faire d’aller checker Paradise Awaits, qui lui se dirige vers des choses un peu plus rapides mais non moins arte povera. Et puis allez-y, allez écouter tout ce que fait Lord Tusk, dans l’ordre ou le désordre, sans trop chercher à vous concentrer : laissez les morceaux faire apparaître leurs filigranes à la lumière de votre esprit clairvoyant. Il n’y a pas de début, pas de fin, pas de fumée sans feu, ni d’omelette sans casser des œufs. Thank you Lord.

Un commentaire

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