Même branchée, la pop latine reste pour moi un mystère [Defensa]

Defensa Vs
N.A.A.F.I., 2018
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Musique Journal -   Même branchée, la pop latine reste pour moi un mystère [Defensa]
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Plus que toute autre musique, la pop latino-américaine d’aujourd’hui a le pouvoir de bouleverser mes repères. Certes, je ne comprends déjà vraiment pas tout aux codes de la K-pop ou des tubes ouest-africains ou moyen-orientaux, mais quand je tombe sur Radio Latina ou sur les hits crossover de stars cubaines, colombiennes ou portoricaines, j’ai presque toujours le sentiment de débarquer dans un monde parallèle. Ça combine des choses que mes principes et/ou mes réflexes aurait jugées précisément incompatibles, les émotions ne sont pas proportionnées pareil, tout cela forme un équilibre pour moi inconnu, contre-intuitif : je me sens égaré dans les couloirs de cet immense construction. Et même dans le cas d’un disque de pop latino-américaine plus ou moins « hipster », comme Vs, ce EP du duo argentin Defensa, je trouve que l’idiosyncrasie hispanique reste tout de même encore hyper présente – ou qu’elle résiste en tout cas si fort à la pose du vernis cool normatif qu’elle en vient à lui offrir une teinte qu’aucun artiste européen ou nord-américain ne saurait revêtir. Ça finit par me plaire tout en me troublant, et d’ailleurs on peut se dire qu’à la fin de la journée, c’est tant mieux.

À l’instar de beaucoup de mélomanes occidentaux qui pourtant se pensent ouverts d’esprit, je connais de toute façon très mal les musiques venues de l’aire hispano-américaine, qu’elles datent d’hier ou d’aujourd’hui. Le Brésil, tous les connaisseurs adorent, la Jamaïque et le reste de la Caraïbe anglophone, on respecte ne serait-ce qu’un minimum, mais dès que la voix est en espagnol et que débarquent instruments ou façons de chanter considérés comme typiques, et rythmiques à tort estampillées « club caliente » par nos détecteurs, on dirait que la plupart des tympans se crispent, se rétractent. Il faudrait peut-être examiner les racines de ce conditionnement chez nous, les sachants enkystés du Primero Mundo.

Toujours est-il qu’en prenant connaissance de ce EP sorti par le label mexicain N.A.A.F.I., je me suis dit que j’allais peut-être découvrir une porte d’entrée (ou de sortie) à ce mystérieux édifice, ou en tout cas une sorte de plan. N.A.A.F.I. publie depuis le début des années 2010 des disques qui, en synthèse, mélangent dance music latine et sonorités électroniques anglophiles, plutôt breakées. On peut identifier le label aux réseaux post-club dont je parlais l’autre jour au sujet d’Elysia Crampton, même si une bonne partie de leurs sorties restent à mon sens plus articulées que la moyenne de ce que je connais de cette galaxie. Bref, tout ça pour dire que les travaux hybrides de N.A.A.F.I ont quelque chose d’assez familier à mes oreilles – si je les compare aux derniers succès des charts d’Amérique centrale ou du Sud – et que la sophistication pop-club de Defensa devait a priori mieux fonctionner chez moi que la pop moyenne de la région.

Sauf qu’en dépit de cette sophistication, Vs frappe avant tout par sa sentimentalité intense, ou en tout cas intense pour nous. Une sentimentalité qui s’épanouit sur des instrumentaux puissants au pouvoir d’attraction évident, bien que customisés avec un raffinement du détail et des volumes qui lui, peut toutefois perturber l’impact pop de l’objet qu’il ornemente. Mais du coup, ça voudrait dire que c’est intéressant parce que c’est compliqué et pas tout de suite évident ? C’est pas un peu glauque en termes de relation-auditeur ? En fait, pas tant que ça, puisque les sept titres du disque sont tous des tubes, dont la relative complexité des arrangements ne sert rien d’autre que l’efficacité et le désir de répétition. De l’infernal « Borremos » à « Mañana » et ses échos d’un vieux hit que je n’arrive hélas pas à reconnaître, Vs est un carrousel de chansons inoubliables.

Sans surprise, Furio et Garoto, les deux chanteurs et beatmakers de Defensa, se réclament à la fois des sons club latino et caribéens et de l’avant-garde électronique en place, d’Aphex Twin à PC Music. Mais ce qui je crois les différencie d’artistes occidentaux qui travaillent la même dialectique dance/expé, c’est qu’ils ne choisissent pas un camp plutôt que l’autre, et que surtout ils assument à 100% de chanter comme les pop stars hispanophones avec lesquelles ils ont grandi. Ça ne me paraît pas être une pose : leurs voix sont mixées très en avant, chargées d’effets, et se déploient sur l’ensemble du spectre du cœur. Je peux me tromper, voire délirer, mais j’ai même tendance à croire que ce registre que de notre côté nous jugeons « sirupeux » n’a pour eux rien de kitsch ni même d’excessif, c’est juste une façon normale d’être sincère, qui ignore non sans lucidité les solutions de la mignonnerie ou de l’humilité.

Ça nous donne sept morceaux qui satisfont sans mal les critères de densité de matière et de richesse nutritive que malgré moi j’exige. En matant leurs clips, notamment celui de « Mañana », sorti la semaine dernière, on devine que les deux Argentins cultivent un fantasme de boys-band nouvelle vague : on passe d’un plan « âme tourmentée au milieu des bougies » à des photos about last night sans oublier une petite scène biblique qui, en Argentine ou au Mexique, ne doit pas sembler si « décalée » que voudraient le croire les sordides athées que nous sommes en Europe de l’Ouest. Tout cela me paraît néanmoins très prometteur, même si j’ai bien conscience de n’avoir jusqu’ici jamais fait mes preuves en tant que dénicheur de futures idoles.

Le texte de présentation du Bandcamp mentionne que le mixage du EP a été assuré par un certain NEUEN, présenté comme le mixeur attitré de la scène trap argentine, dont je suis donc allé écouter quelques-uns des représentants, et là je me suis moins senti en terre inconnue qu’avec Defensa, si je me limite à l’aspect musical. En revanche, visuellement et stylistiquement, ces garçons suggèrent eux aussi à leur manière l’existence d’un monde parallèle – coiffures et décolorations hyper chiadées, choix vestimentaires d’une audace toute italienne, virilité alternative mais indiscutable – d’une partie de l’hémisphère sud dont, il faut bien l’avouer, je ne percerai jamais tous les secrets.

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