avec « VOLTA », Dick Raajmakers réinventait, non sans effort, la pile

Dick Raajmakers VOLTA
1995
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Oui : une fois encore, j’ai été (vraiment) audacieux. La semaine dernière, gorgé d’un suave culot propre au mois Auguste, je défendais à nouveau l’indéfendable dans une croisade cringe pour le salut de mon âme d’esthète libéré. Mais pour certain·es, cela a apparemment ravivé des blessures sérieuses. Je les prie de vouloir m’en excuser, à moitié sincère et toujours avec cet inarrêtable enfilement de refrains modulés en tête – d’accord pour le désaccord, disons. En disant cela, je pense surtout à toi, Guy, qui déteste avec véhémence cette chanson depuis 20 ans maintenant, et ne peut toujours pas la saquer aujourd’hui. Je te cite, circa 2003 :

Maintenant je déteste, à la faveur de l’automne,

à la faveur de l’automne, à la faveur de l’automne, à la faveur de l’automne, à la faveur de l’automne, à la faveur de l’automne, à la faveur de l’automne, à la faveur de l’automne, à la faveur de l’automne, à la faveur de l’automne, à la faveur de l’automne, à la faveur de l’automne, à la faveur de l’automne, à la faveur de l’automne, à la faveur de l’automne, à la faveur de l’automne, à la faveur de l’automne, à la faveur de l’automne, à la faveur de l’automne,

oui voilà c’est fini à la faveur de l’automne, et ses orchestrations chères et dégoulinantes, et ses à la faveur de l’automne justement, dans à la faveur de l’automne il n’y a que ça à la faveur de l’automne, et les orchestrations et la voix du type avec un nom si ridicule qu’on a honte de l’écrire ici.

Aïe. Le mal est fait mais c’est promis, fidèles lecteurices, je met la pédale douce sur l’intrépidité. Pour rééquilibrer la balance, je vais donc tirer de toutes mes forces dans l’autre sens. Après Tété, on repart sur du « sérieux », du partiellement obscur et de l’imbitable, à savoir une œuvre audiovisuelle étrange et a priori pas vraiment musicale, captation d’une performance de l’artiste-compositeur néerlandais Dick Raajmakers. Exit la chanson populaire toute droite et facile donc, et bienvenue (again) aux sons industriels super bruts et non traités, si ce n’est par les micros d’une caméra analogique des 90’s. En même temps c’est ce qu’on veut, plonger dans du déconcertant sans retenue, on va pas se mentir !

Petite aparté avant de se lancer : je vais encore parler d’un gentil bonhomme tout babtou et un peu farfelu, notamment reconnu pour être un précurseur de la musique électronique dans son pays. C’est bien, aucun problème avec ça, mais il me semble important de redire et réaffirmer, même si cela peut sembler un peu forcé, la place de toutes les minorités, qui ont été évidemment tout aussi aventureuses que les hommes pâles à lunettes, dans cette grande Histoire de la musique qui cherche des trucs. Des protagonistes invisibilisées qui reprennent peut à peu leur place – il y a par exemple le très bon documentaire Sisters with Transistors d’Arte par exemple, sur les pionnières la musique électronique expérimentale du siècle dernier – et qu’il faut remettre en avant dès qu’on peut, sinon on y arrivera pas, voilà.

Mais revenons à notre gugusse. Le nom de Dick Raajmakers, je ne le découvre pas au détour d’une conversation ou d’une page Wikipédia, mais stylisé, sur la pochette d’un disque. Thomas Ankersmit, musicien hollandais célèbre (dans une certaine mesure, vous vous doutez bien que c’est pas Bono le type, mais il pèse quand même dans la commu) pour son utilisation du synthétiseur Serge et ses travaux autour des phénomène psychoacoustique (travaux qui trouvent leur source, il me semble, chez une grande dame de la musique, Maryanne Amacher) nomme en effet son album de 2018, sorti sur Shelter Press, Hommage to Dick Raajmakers. Cette dédicace en forme de démonstration de respect, venant de surcroit d’un musicien aussi établi qu’Ankersmit (si vous avez la possibilité de le voir en concert, je vous le conseille fortement, c’est pas banal et on s’en souvient, je vous l’assure) attise évidemment la curiosité ; et si cette œuvre m’a pas mal plu, elle m’a surtout orienté sur le boulot du musicien révéré.

Né en 1930 et décédé en 2013, actif dès le milieu des années 50/60 – notamment au sein des labos de l’entreprise Phillips, de l’université d’Utrecht et d’un studio perso partagé avec Jan Boerman –, Bernardus Franciscus Raaijmakers a à la fois œuvré en tant que pionnier de la musique électro-acoustique et de la pop électronique. Outre la composition, il a aussi touché à la dramaturgie théâtrale et la performance, à l’installation, contribué à la théorie musicale, ou encore donné des cours au conservatoire royal de La Haye (où il avait par ailleurs fondé le studio de musique électronique) pendant plus de 30 ans, jusqu’en 1995. Bref, le gars est un véritable amalgame entre Pierre Schaeffer, Guy Reibel et Jean-Jacques Perrey, avec un flair pas pourri, qui s’est aussi intéressé très tôt aux liens entre recherche artistique et scientifique. Un cador, quoi.

1995, l’année où il quitte le professorat au conservatoire, est aussi celle de VOLTA, performance et œuvre filmique déroutante, qui déroule une procédure apparement improbable – des hommes en costumes d’ouvriers nucléaires enchaînent des tâches se succédant dans un montage élémentaire et cru, où les images et les sons s’entrechoquent. Sonorement et visuellement, l’eau domine : elle est omniprésente durant cette performance, ce qui construit, au fur et à mesure, une ambiance hypnotique. D’abord, les clapotis de l’eau et ses remous ouvragés se superposent à un sourd bourdon que l’on devine électrique ; puis très vite une cuve, dans laquelle des sacs qui ne respirent pas l’agriculture bio sont déversés les un après les autres, voit son contenu liquide entrer en ébullition.

Cette solution aqueuse est-elle soumise à un courant électrique ? Je n’en sais rien, je ne comprend pas bien ce qui se passe. Ensuite, des habits trempés, macérant dans une soupe rustico-atomique, sont méthodiquement touillés, essorés, agglomérés et empilés par ces laborantins kraftwerkiens (une équipe comprenant notamment ce cher Dick) dans des structures boisées en forme de grille, toujours séparées par des plaques d’un métal souple et sonore. Ils construisent une pile géante, si je ne m’abuse (le nom de la perf + les costumes + les réminescences de mes cours de physique-chimie) ; curieux. Pourtant, le résultat importe moins que ce maelström de stimuli qui colonise chaotiquement l’esprit, ne lui laisse aucun répit.

Bien que l’on ne soit pas face à une performance musicale à proprement parler, le son est omniprésent ; il s’agit plutôt d’une procession littéralement laborieuse, d’un rituel où les sons de manipulation et de déplacement de ces personnages anonymisés par leurs costumes protecteurs, les échos de ces mêmes mouvements dans ce lieu brut et réverbérant, les éléments et les matériaux manipulés forment bel et bien une musique mystérieuse et difficilement prévisible. En cela, cet objet me rappelle l’article de mon acolyte Étienne paru il y a un peu plus de 2 ans sur les vidéos de moulins à l’huile, qui m’avait par ailleurs tout autant fasciné.

Le son envoûte ici sans qu’aucune parole intelligible ne semble émise ; mais les images (la vidéo a d’ailleurs été réalisée par un certain Kasper van der Horst, collègue de Raajmakers à l’Interfaculty Image & Sound de La Haye) participent aussi à la force de ce corps singulier qu’est VOLTA – les couleurs saturées couplées à une luminosité pas mal réduite, le contraste et la qualité de l’image, les transitions fondues / coupées tenant de l’ethnographie (ou du film d’entreprise, au choix) la plus radicale, le cadrage intelligent et les gros plans sur les matières et les mouvements. Et puis il y a évidemment la qualité assez étonnante de la prise de son qui, sans donner dans le chichi aseptisé, augmente encore la portée de ce simulacre, notamment grâce à une spatialisation très réaliste, tout en laissant une part énorme de mystère à ce qui se déroule.

Je ne sais pas ce que VOLTA dit, ce que cette performance-vidéo raconte, au-delà de l’obscure acte d’artisanat rétro-futuriste qu’elle documente et met en branle : cela m’intéresse assez peu, et je ne pense pas que son intérêt s’y loge. Ce qu’il y a ici, ce sont des images et des sons agencés ensemble, des corps et des matériaux mouvementés, de la physique-chimie qui se transfigure en science occulte ; un théâtre manufacturier et humain, systématique, absurde, qui pendant un peu moins de 18 minutes accroche étonnamment les sens, et se résout dans un dépouillement magnifique : les hommes-grenouilles quittent la scène, une ampoule est raccordée à la pile rudimentaire, les autres lumières s’éteignent. Il ne reste que ce point lumineux et chancelant, qui disparaît peu à peu.

Alors, seuls subsistent les écoulements aquicoles, qui jusqu’à la fin du générique, se font entendre.

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