Les glissement sémantiques qui surviennent lorsque de nouveaux usages altèrent le sens des mots qui nous sont familiers sont toujours assez réjouissants à observer. Prenez « satisfaisant », par exemple, qui se pare depuis quelques années d’une nuance neuve. Si le mot conserve son sens premier (« qui apporte de la satisfaction »), celui-ci se concentre et s’intensifie désormais dans l’emploi qu’en font TikTokeurs et affiliés. Leur satisfaction s’apparente plus à un rush dopaminergique recherché par les internautes, dans une quête semblable à celle des amateurs d’ASMR – sigle désignant, pour mémoire, une agréable sensation de chatouillis vers le cuir chevelu chez celleux qui visionnent des vidéos de chuchoteurs. Satisfaisant comme dans “Top 100 Best Hydraulic Press Moments | Satisfying Crushing Compilation” ; je l’avoue, cette manière d’associer jouissance et absurde me donne un petit peu foi dans le présent.
Ce type de satisfaction, je l’ai ressenti très distinctement, non en regardant des vidéos d’objets écrabouillés, mais en écoutant les deux disques de The Modern Institute, sortis en 2017 et 2018. Un groupe qui n’a pas peur des tautologies et des redites puisqu’il a intitulé ceux-ci The Modern Institute et Another exhibition at the Modern Institute, une institution fictionnellement bien réelle, avec laquelle ils pastichent dans un même mouvement l’art contemporain et la techno qui a le melon. The Modern Institute – le groupe, pas la galerie, donc – est constitué de Laurie Pitt et Richard McMaster, qui outre de multiples side-projects (General Ludd !!), sont surtout connus pour leur implication dans Golden Teacher, formation psychédélique qui réconciliait post punk, nu-disco et dancehall dans un syncrétisme représentatif des années 2010s.
The Modern Institute est beaucoup moins sympa (mais plus rigolo) que Golden Teacher : leurs morceaux consistent en une actualisation froide et policée du punk électronique des années 80, dont on a soupé depuis une quinzaine d’années, avec le revival Minimal Wave et compagnie. Imaginez une version HD de Ausgang Verboten et vous y serez. Leur son est froid, propre, austère, extrêmement clinique, ce qui lui apporte une originalité certaine comparé aux centaines d’épigones générés par cette mode, enfermés dans l’imitation des sons analo-cracras de l’époque. The Modern Institute préfère les sons synthétiques qui imitent la clarté de clapotis liquides (« Limitless Light »), les delays courts et métalliques (« Springloaded ») ou encore les bruits de pistolets lasers (« Arabic Eight »), autant de valeurs sûres pour la mise en son d’un futur balisé.
La musique du Modern Institute est d’une homogénéité acharnée. Tous les morceaux suivent le même canevas esthétique, à commencer par le tempo, identique d’un bout à l’autre. De qui se moquent-ils ? Des DJ, évidemment ! Ce tempo (90) est un multiple du nombre de rotation-minute (45). Une astuce qui permet de faire des sillons fermés contenant une boucle, un locked groove, à la fin de chaque face. Choisir le tempo de tous ses morceaux en fonction de la vitesse de rotation du disque peut sembler être un choix anti-lyrique – si l’on conçoit, d’une manière légèrement surannée, l’art comme apex de la subjectivité, de l’individu créateur libéré de toute contrainte. En tout cas, agencer sa musique en suivant les propriétés du support nous donne aussi un indice de leur goût pour les tropes modernistes (du type « la forme suit la fonction ») : le Modern Institute taquine, nous l’avons compris, l’art moderne et contemporain, avec Dada et le synthpunk comme ingrédients principaux. À ce titre, le texte promotionnel accompagnant Another Exhibition at the Modern Institute est un bijou d’absurdité, pastichant à la fois le blabla creux d’un certain art contemporain et les communiqués de presse musicaux outrageusement laudatifs.
Mais revenons à la grande satisfaction du début. D’où vient-elle ? Certainement de cette combinaison étrange de punk industriel et de sonorités aseptisées. On reconnaît une musique dont la nature est d’être sale et agressive, les morceaux sont chaotiques et répétitifs, ce qui donne une impression de fièvre trépidante propre au speed, mais l’ensemble est dénaturé par la propreté clinique du son. L’autre satisfaction, qui survient dans un second temps, c’est la cohérence presque exagérée qui émane de ces disques, de cet acharnement à faire toujours le même morceau, et à en faire émerger des variations, nombreuses, malgré un pattern esthétique imperturbable. Les écouter revient un peu à comparer les différences et répétitions des tours de refroidissement photographiées par Bernd et Hilla Becher. Même si The Modern Institute ont baptisé une chanson « Destroy Logic », ils sont comme incapables d’aller au bout de leur prorpre logique destructrice, piégés dans leur passion névrotique de l’ordre et de l’aseptisation. Ce qui active le circuit de la récompense à la manière d’un grand nettoyage de printemps. Avec eux, j’éprouve le plaisir sécurisant d’écouter une musique imprévisible mais maniaque. Agressivement ordonnée, un peu comme si Agent Smith, le vilain de Matrix, faisait du punk à son image : méchant, virtuel et dénué d’aspérité, aussi archétypal que son nom.
J’avoue n’avoir pas immédiatement saisi que ces deux disques tournent aussi en dérision la musique électronique. Il faut dire que le second est sorti sur Diagonal, label certes un peu déviant, mais d’autant plus en vogue et que leur communiqué de presse, tout ironique qu’il soit, mentionne des noms qu’il est de bon ton de citer (Errorsmith, Equiknoxx et Cabaret Voltaire) : je suis probablement un peu trop insider pour percevoir la plaisanterie – et donc un peu l’objet de celle-ci. Peut-être que ces disques, qui se moquent gentiment de moi, ne devraient pas me plaire autant ? Mais voilà ce qui se passe quand on se joue de la musique électronique en essayant de retourner contre elle ses outils et son esthétique : ça fait de sacrés bons disques !