En ces heures sombres, les rédemptrices sœurs Brunet font encore une fois Acte (de) Bonté

Acte Bonté Service de Nuit
le Syndicat des Scorpions / Prix Libre Records, 2023
Écouter
Bandcamp
Musique Journal -   En ces heures sombres, les rédemptrices sœurs Brunet font encore une fois Acte (de) Bonté
Chargement…
S’abonner
S’abonner

Service de Nuit, le nouvel album de la sororité Acte Bonté, est sorti la semaine dernière sur les labels le Syndicat des Scorpions et Prix Libre Records. J’aurais pu – voire dû, logiquement – en parler dans la rubrique nouveautés de la semaine dernière ; cependant, la synchronie presque totale de sa sortie physique avec la situation actuelle en Palestine l’enrobe d’une aura thérapeutique et mystique le plaçant à part. Alors que je peine à composer avec un capitalisme appuyant avec de plus en plus de vigueur son pied sur ma nuque (pour le dire gentiment), à penser et à continuer à vivre sans m’écrouler, Service de Nuit m’accompagne. Cette œuvre est comme une externalisation de ma douleur, de ces sanglots retenus depuis si longtemps. Alors que les morts s’entassent, que les mots viennent charcuter les consciences et que le néocolonialisme apparaît comme la structure inamovible de notre réalité, je m’accroche à Service de Nuit. Non comme à une lumière vacillante et pleine d’espoir dans la nuit complète, mais plutôt comme à la douceur d’un linceul en devenir.

Une certitude flottante : voilà ce que les sœurs Rebecca et Fiona Brunet ont mis en forme. Une traversée concise des décombres qui déroule comme un rêve (littéralement), un polar atmosphérique et synthétique, sans intrigue. Une œuvre fantastiquement commune. Parfois, le sens des mots se perd dans les volutes d’auto-tune et de synthétiseurs ; parfois, il transperce. C’est un tableau étrange auquel colle parfaitement le titre, cette nuit si peu apprivoisée. Un vacillement et une suspension intrinsèquement porteuse d’une transformation – d’autant plus lorsqu’elle est travaillée. Une station-service, un fast food, un hôpital, un hôtel : des lieux qui, dans le nocturne, deviennent des interstices de vitalité, d’espoir ou de détresse.

Une musique de dispositif, de session, en train de se faire, d’être retravaillée. Je me reconnais énormément dans ces rythmiques malingres et évidentes, dans ces couches qui donnent du corps quand l’on se sent vide, dans ces manipulations transperçant la chanson en même temps qu’elle la concrétise – la fin de « Les Fêtes » avec ces jeux sur la hauteur et la rapidité d’une boucle, ou les soubresauts fluides de delay sur « 梨の木な下 », des façons de faire qui tiennent presque de l’ontologie musicale. Une musique de chambre, aussi : je ressens ici l’ergonomie de création et l’intimité réduite propres, dans le même temps, à la chambre à coucher et à l’ensemble baroque – il y a une « reprise » de Joseph Haydn, quand même. Fugues, contrepoints et arpèges se superposent et emportent tout, définitivement scellés par des voix familièrement altérées. Il n’y a presque rien là-dedans, et il ne peut rien y avoir après cela. Les larmes me montent dès l’amorce de « Canal trop tard » avec son harmonie fatale et cet ostinato arpégié à la Pascal Comelade (l’autre ostinato mémorable : « La nuit j’occis », Tangerine Dream sous codéine ET vieux système) ; et je ne parle même pas de « Veux-tu », ses cloches harmonisées et sa ligne de voix brutalement sacrée, il faut à chaque fois que je mette pause, à un moment.

Je me rappelle, lors de l’édition 2022 du festival Sonic Protest, avoir été complètement retourné par leur concert. Pourtant, je ne partais pas pour l’être, assis dans le fond / en haut de la grande salle d’un Centre Wallonie-Bruxelles rempli ras la gueule – devoir regarder un concert assis, de loin, un peu comme à un récital, des personnes immobiles sur une scène m’emmerde un peu, par principe. Mais ce choix d’installer si loin ces deux femmes si proches (dans tous les sens du terme : c’est comme s’il y avait un besoin de proximité, naturel et vital, entre elles) ne pouvait être réfuté. Des siamoises musicales, entremêlant leurs corps et les mélodies, assurées dans leur fragilité, lointaines et pourtant juste LÀ, distillant avec sincérité et sans effusion une musique débordant de tant d’amour, de peine et de beauté que je m’en trouve foudroyé. Je crois que c’est ça qui me transporte à chaque fois, ici comme ailleurs : cette coïncidence entre austérité de la forme et profusion émotionnelle, comme un déferlement sourd et gigantesque, recouvrant des êtres pourtant saturés de tout jusqu’au néant. Je chéris ces femmes parce qu’elles me font encore, et simplement, me sentir humain.

Il y a donc cette musique incontestable, ces deux frangines, mais aussi toute une clique de bon·nes zozos dont les noms font office de label AOP. Le premier, dont la voix apparaît sur « Que tu es triste » (« Service de nuit, même l’après-midi », cette punchline est vraiment parfaite), chanson la plus pop tradi de l’album, avec son riff métronomique et ses gros toms Phill Collins qui démarre mais en fait non, c’est Thibaut « TG » Gondard. TG, apôtre de la chouine et de la tournée perpétuelle, infatigable grognon et figure tutélaire pour toute une génération – ça ne va pas lui plaire mais je le dis quand même, et peut-être que par esprit de contradiction, il dira que ça lui plait, ou peut-être que non.

Autrement, nous avons donc également : Valentin Noiret, artiste-mixeur à la pratique bien feuillue (on le retrouve dans Arlette, pas mal impliqué avec le label Grammaire Vacante, et à l’occase en train de tester des trucs de prod pour Nina Harker, La Race ou Roxanne Métayer, par exemple) qui s’est occupé des premier et dernier morceaux, ce qui s’entend ; l’hyperactif Seb Normal (The Normals, Delacave, The Feeling of Love mais surtout Le Chômage, pour les connaisseur·euses) au mastering ; la taulière et tenante du titre Félicité « Brigade Cynophile » Landrivon au graphisme, évidemment ; et pour éditer tout ça, je le répète, le Syndicat des Scorpions et Prix Libre Records, deux bonnes institutions certifiées crève-la-dalle du musical de notre bon pays (de merde). Une équipe de pros genre A-Team pour un disque sans surplus, essentiel dans sa dramaturgie.

Et même si je n’oserai pas déterminer qui est Barracuda dans cette histoire, je rappelle à toutes fins utiles qu’il y a trois ans, notre collaborateur Nicolas Golgoroth (du Syndicat des Scorpions) nous parlait du label MIDI Fish de monsieur Gondard, dont le catalogue comprenait la première et très belle sortie d’Acte Bonté, en 2020 toujours. La boucle est donc magnifiquement bouclée, et nous pouvons dire que dans ce merveilleux monde du faire soi-même et ensemble musical, tout le monde porte, à sa façon, les bagouzes et l’iroquoise.

Réalisme capitaliste et digging mou : plongeons dans les limbes du downtempo seconde génération avec Lemon Jelly

Durant la première moitié des années 2000, une partie de la pop britannique fut le théâtre d’une reconfiguration étonnante, l’amenant à faire de la banalité et du malaise propre au kitsch des vertus cardinales. Un paradigme notamment ancré dans un sampling aussi déroutant qu’évident, qu’incarne particulièrement bien l’album ’64-’65 du duo Lemon Jelly, dont nous parle aujourd’hui Mathias Kulpinski.

Musique Journal - Réalisme capitaliste et digging mou : plongeons dans les limbes du downtempo seconde génération avec Lemon Jelly
Musique Journal - D’un orgue à l’autre, la passion selon Kali Malone

D’un orgue à l’autre, la passion selon Kali Malone

Alice Butterlin a récemment découvert les vertus thérapeutiques des orgues de Saint-Eustache, puis celles de Kali Malone et de son album The Sacrificial Code sorti en 2019.

En 2021 l’underground ce sont des enfants dans les montagnes qui n’ont pas Internet

Une brève exploration de l’underground francophone avec une cassette d’Axel Larsen et un EP de Ssaliva, entre psychédélisme pour enfants et shoegaze remixé par DJ Screw.

Musique Journal - En 2021 l’underground ce sont des enfants dans les montagnes qui n’ont pas Internet
×
Il vous reste article(s) gratuit(s). Abonnez-vous pour continuer à nous lire et nous soutenir.