Est-ce que durant votre fin 2022, vous avez fait un détour pour acheter des clopes pas chères au marché Saint-Denis ? Si ça n’est pas le cas, une session de rattrapage s’impose, forcément. Je remonte le fil : en décembre de l’année dernière, une jeune chanteuse nommée Theodora sortait « Le Paradis se trouve dans le 93 (LPSTD93) », premier single annonciateur d’un EP sorti 3 mois plus tard, Lili aux Paradis Artificiels, et accessoirement banger tellement imparable que son écoute désoriente. Un morceau au bon goût drum’n’bass/kawaï (les prods sont signées par son frère, JEEZ SUAVE) et une magnifique accroche pour découvrir son travail sonore, mais pas forcément représentatif de ce que l’on peut trouver en fouillant son univers. Car si les « Ola Olala », les beat UK Garage ou Jersey se retrouvent sur la plupart des titres, la légèreté du ton de la chanteuse laisse rapidement place à quelque chose de plus sombre, qui vient gratter les angoisses du fond de l’âme.
Un·e camarade m’avait envoyé le morceau dans une conversation discord, et celui-ci est resté dans un coin de ma tête pendant plusieurs semaines. Mais six mois plus tard, « BESOIN D’AIDE » m’interpela quelque peu : pour ce single d’un second EP jumeau du premier (sobrement intitulé Lili aux Paradis Artificiels : Tome 2) , la légèreté semblait avoir disparu, en apparence au moins. J’ai alors plongé par curiosité, et hmpf, ce n’était pas que les apparences.
Des choses en moi se sont trouvées percutées, d’abord en termes de sonorités : les prods de JEEZ SUAVE sont soignées et directes, remplies de samples souvent jouissivement identifiables et bien émos ; elles situent le corps dans l’espace puis le déplacent, insufflent l’étincelle quand c’est dur la vie, qu’il fait froid dans l’appartement. Sur le premier EP par exemple, l’enchaînement « C TROP LA LOOSE <3 », « Lolirock » et « Le Paradis se trouve dans le 93 (LPSTD93) » fait monter le cardio en pointe, toujours dans cette légèreté de la palette UKG, avec la batterie aérienne et le kick ancrant les pieds dans le sol – là où le second opus s’autorise à partir sur des choses plus happy hardcore / eurodance / hard dance sentimentales et obstinées, comme avec « Love me lagadou (<3) » et son détournement phonétique intelligent. Cet appel du pied dansant m’ayant conquis·e, j’ai alors voulu creuser un peu plus le côté lyrique, binge listenant sans vergogne ces chansons dans le but d’en comprendre les paroles, de transpercer le flux des effets et la couverture compressée des beats de 808. Pendant deux ou trois semaines, il n’y en avait que pour Theodora : je m’ambiance (pas chassés-dansés) sur les Ya Ya Ya de « Lolirock » en arpentant les trottoirs des ruelles parisiennes ; glandouille sur un banc au bord du Rhône à compter les pigeons bisets tout en profitant d’« APRÈS L’Orage ».
J’ai commencé à tiquer, cependant : quelque chose communiquait bien trop aisément avec mon spleen perso. On pourrait avoir l’impression qu’il ne s’agit que de peines de cœur, du 93 et de fêtes d’anniversaire seule, si la mention de la corde – et par extension, du suicide – n’était pas omniprésente dans quasiment chaque chanson. La peur et l’angoisse sont les premières émotions qui ressortent dès l’introduction de « Ici le temps est trop morose », et celles-ci s’invitent dans presque tous les morceaux. Sur « DANS LE PARADIS ARTIFICIEL » et « APRÈS L’Orage… », la chanteuse creuse au fond et fait flotter la mort dans des flots rassurants d’onomatopées. C’est constant, ce balancier entre l’euphorie de désirer l’amour et la lourdeur de vouloir la mort, de morceau en morceau. Ce partage, c’est une force de son travail d’écriture, cette lettre à qui veut bien entendre que nos douleurs psychiques et nos envies de disparaître sont communes, que l’on peut les chanter ensemble, s’en amuser pour extirper le mal (« achouuu, achouuuu, aïaïaïe / mon dieu comme ça fait mal » sur « … Y’a deux fois plus d’oRAGE »).
Musicalement, le tome 2 apparaît nettement moins sautillant et euphorique que le précédent. On reste dans le monde maximaliste de la maintenant très usuelle hyperpop, mais la légèreté me semble beaucoup plus discrète, surtout assumée par Theodora dans son travail vocal – ses jeux et onomatopées, la manière dont elle joue avec le placement de sa voix, se trouvant tour à tour tout devant ou ensevelies à l’arrière. Elle me fait pleurer et danser en même temps, écho à des envies quotidiennes trouvant refuges dans le réseau de soutien émotionnel, c’est-à-dire l’amour que l’on partage, entre amix/amoureuxes, pour se soutenir dans les moments où le capitalisme et sa force d’isolation nous poussent à vouloir disparaître. Nous ne sommes pas seul·e·s et nous pouvons nous aider à aller mieux et offrir de l’aide à celleux en besoin – je pense à la merveilleuse brochure écrite par Carly Boyce en 2019. J’espère que toustes, nous trouverons les forces et les soutiens qui nous permettront d’aller un peu mieux jour après jour.
En attendant, je vais me réchauffer, dansant de toute mon envie de vivre sur des compilations de garage, et sur les sons de Theodora, évidemment : car malgré la mélancolie qui se dégage de ses paroles, son euphorie me donne encore et encore envie de refaire un tour aux Paradis Artificiels. Ce qui nous manque, ce n’est bien souvent qu’un peu d’amour ; donc les babes : love us lagadou, love us like I do, love us lagadou !