7 ans de réflexions (de contrebande, 10)

Megabasse Discorde
Standard In-Fi, Mental Groove et Desastre, 2024
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Musique Journal -   7 ans de réflexions (de contrebande, 10)
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Discorde, le premier album de Pierre Bujeau alias Megabasse est sorti il y a quelques jours, genre 3 ou 4. Enfin c’est plus compliqué que ça – notamment parce que le bonhomme a déjà lâché deux trucs l’année dernière, un disque compact en autoprod’ et une magnifique cassette sur All Night Flight qu’aime beaucoup notre cher Hervé ; d’ailleurs : reviens, N-RV, tu me manques ! – mais pour les besoins de cette fiction journalistique, pour la beauté de l’élan, faisons comme si. Ce disque continue, concrétise, voire pose un repère important dans la magnifique fuite en avant de ce musicien. Il y donne toujours à entendre des espaces en les gorgeant de sons, les révèle par la résonance et le battement, déroule sans jamais s’épuiser des mélopées semblables (de moins en moins, en vérité) mais non identiques où s’enchevêtrent les accords et les mélodies. Ces lentes dérives émo(tives) viennent habiter l’oreille, faire vibrer le plexus, et toujours, l’extérieur et l’intérieur finissent par s’accorder.

Cela fait un moment que « la Buje » trépigne, dans l’attente que l’objet sorte enfin, sur Standard In-Fi – label indissociable du grand reuf Jérémie Sauvage, deux institutions esthético-éthiques sur lesquelles il est prévue que nous nous penchions sous peu –, en collaboration avec les loustics de Mental Groove et Desastre. À l’écoute, je le comprends, entièrement : le son est magnifique de précision sans se faire clinique, et Pierre a réussi la prouesse de cristalliser ce qui fait sa musique. Ce qu’elle fait même, in situ. Il se place, nu et sincère, à l’intervalle parfait entre la réduction qui gorge et l’expansion qui diffuse. Il me semble que jamais, je ne l’avais entendu ainsi.

J’ai toujours eu une certaine réticence (et lui aussi pendant assez longtemps, je pense) à apprécier les captations des performances de ce projet, à comprendre ce que celles-ci pouvaient apporter, surtout après en avoir bouloté une certaine quantité (je vais y revenir). Je ne veux pas faire le vieux con pour qui « la zik en live, c’est quand même autre chose », mais bon, il y a quand même de ça ici. Quand Pierre joue, avec des gentes autour, quelque chose se passe, effectivement. Il se lance, d’abord en dedans de lui avant d’irradier, puis transforme progressivement ce qui l’entoure ; de tout notre corps, nous synthétisons ces ondes sonores, avec lui. Elles traversent, remplissent, enveloppent de plus en plus, c’est sensible. Avec sa guitare rouge à double manche, maniée avec délicatesse – l’accordage comme un procédé magique où les cordes forment un filet permettant de saisir, lentement mais sûrement, les personnes en présence ; j’y pense d’ailleurs : ce n’est peut-être pas un hasard, s’il habille également les corps – il ondule, sa tête dodeline comme s’il allait s’assoupir, dans une parade exagérément sensuelle.

Par ses gestes, son sourire, sa musique, Pierre charme, littéralement. C’est un sorcier qui dissout graduellement la notion de temporalité ; pourtant, la bascule est toujours impromptue, et c’est toujours bien après que l’on constate la disparition. Pour un moment, un symbiote (lui, nous, le corps sonore, l’espace) se meut et vibre.

Discorde disperse pourtant tous ces doutes auraux (un néologisme que j’emprunte à un autre guitariste, Guilhem Lacroux, pour parler de cette culture du son fixé sur support) et transcende la conception de l’enregistrement comme simple archive, comme document, comme trace. En deux sessions relativement réduite (moins de 25 minutes ; disque vinyle oblige, une envolée par face), il réussit à mettre en forme une écoute, à la magnifier sans résidu. Si la première, « À la Chapelle Sainte-Anne de Bricquebec », tient plus de la pastorale et me semble plus familière, plus confortable, la seconde, « Au Hangar à Dirigeables d’Ecausseville » est un véritable choc, une de ces trop rares fissures poétiques. D’abord la pluie normande comme le trop-plein d’un cœur et, dès l’entame, ces plaintes de cétacé, célestes, mouvantes et difficiles à localiser. Puis Pierre entre « pour de vrai », il a dompté les chimères et sinue entre les fantômes de zeppelins ; sa suite d’accords est magnifique, il y a là-dedans quelque chose d’un Neil Young adolescent aujourd’hui (il existe, j’en suis sur, i want to believe !) qui me terrasse. La pluie ne cessera pas ; des résonances émergent et disparaissent, les dynamiques de jeu fluctuent. L’harmonie s’enrichit autant qu’elle dévie, et j’imagine le guitariste courber tendrement sur le manche de son instrument.

Je ne l’ai pas dit mais vous devez vous en doutez : avec Pierre, le conflit déontologique est important – je ne sais même plus pourquoi je précise ces trucs-là au point où j’en suis, il y a quelque chose de l’ordre du devoir moral peut-être, comme une déclaration de patrimoine. C’est un bon copain, nous avons tourné et joué ensemble (avec son projet solo mais aussi Omertà, Tanz Mein Herz ou même Ultra Kanak) pas mal de fois, je l’ai enregistré quand je le pouvais aussi, j’ai même écrit sa présentation presse… mais ce qui m’émeut le plus et me semble encore aujourd’hui incroyable, c’est que pour le premier concert de Megabasse, j’étais là. Je dirais même plus : j’ai participé à l’organisation du truc, avec les copain·es d’URSS,CF, lors d’un premier conclave qui fera date pour ses (rares mais vigoureu·ses) participant·es. Nous sommes en 2017, Pierre a une coupe impossible et je le rebaptise logiquement Léopierre, un nom qui ne restera pas. Dans ce garage montreuillois, nous sommes assez peu à l’écouter, mais tout de même saisi·es, alors qu’en fond des téléviseurs diffusent le film Rasta Rocket sans le son – pourquoi, je n’en ai plus aucune idée, sûrement l’ambiance.

Ce qu’il déroule alors diffère pas mal de ce que l’on peut entendre sur Discorde : c’est très space-rock et accidenté, piquant et plein de bonne volonté, les gentes discutent et rigolent (je gueule pas mal, aussi), ça trébuche, son ampli fait des siennes et les préamps de mon enregistreur tirent un peu la tronche. C’est autre chose, mais il y a quand même en germe cette volonté de submersion des individus par le son, d’un éveil par l’écoute. C’est la création d’une communauté de l’instant, ce fameux hybride qui est aujourd’hui fondamental dans ma compréhension de la musique ; quelque chose de plus grand que nous, pourrais-je dire pompeusement, qui n’est en fait rien d’autre que nous, à l’écoute donc. À une époque où je commençais à capturer tout et n’importe quoi, n’importe comment souvent (je vous laisse vous faire un avis avec le document, d’origine, s’il vous plaît !), j’ai évidemment voulu garder une trace de ce moment, pour après, et je crois que j’ai bien fait.

Écouter ces différents enregistrements me charge de nostalgie, mais donne surtout un surplus de grâce à ce Discorde qu’il complète et sublime. Chant après chant (je trouve que ce qualificatif homérique fonctionne bien avec ces formes), Pierre a changé le monde, s’est changé avec ; ou peut-être se l’est-il révélé, se révélant du même coup à lui-même. Quelque chose comme un éveil, une transfiguration, je ne sais pas. Aujourd’hui la trace, le sillon est d’une autre nature, en tout cas.

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