Dans mon dernier article je vous parlais des sœurs Fostin, trois chanteuses originaires de Basse-Terre en Guadeloupe et pas mal active dans le milieu du zouk durant les années 1990, et même après pour l’une d’elles. Cet énième retour au zouk, couplé au démarrage d’une série consacrée au sampling le mois dernier, m’a donné envie de vous entretenir du rapport particulier que le moi-qui-écoute et le moi-qui-échantillonne, plutôt d’accord sur ce coup-là, entretiennent avec cette musique. Comme la jungle mais avant elle, le zouk réussit à s’imposer dans les années 1980 (mondialement je le rappelle) comme une futurité caribéenne inédite et surpuissante. Cette fusion – au sens de jazz fusion, une manne où le zouk a beaucoup puisé – créole veut faire advenir, par tous les moyens un avenir radieux et radical, et cela même quand il chante la déception amoureuse ou le rapprochement des bas-ventres. Le ti-bois est joué à la boîte à rythme et la synthèse du DX7, du passé fait table rase ; les arrangements concrétisent une Atlantique Noire bien décidé à contaminer les anciennes puissances colonisatrices. Le zouk est ce qui arrive, le point où africanité et européanité ne peuvent plus être démêlées.
Mais ce n’est pas pour vous entretenir de la mythologie kassavienne que j’écris ce jour, mais plutôt pour tenter avec vous un exercice métonymique et uchronique particulier. Le zouk, c’est aussi une structure musicale bien particulière dont une section importe énormément : l’intro. Là, deux possibilités : l’exposition à nu du cœur vibrant, des détails minuscules qui donneront au tout sa rythmicité particulière, ou alors l’appendice alien, allant du break au pont et portant en son sein une césure tonitruante. J’ai toujours trouvé hallucinante l’ardeur qu’avaient les musicien·nes à mettre en place ces objets parfois très ramassés qui saisissent l’auditeur·ice d’emblée, parfois pour la·e laisser hébété·e au bout de quelques mesures avant d’à nouveau l’emmener, sans peine, sur quelque chose de complètement différent pour le reste du morceau.
Les deux procédés sont très malins et marchent presque à tous les coups. Le second, comme on me le faisait remarquer, est un véritable marqueur pour les musiques afro-corrélées, du coupé-décalé au jazz fusion (encore lui). Pour celleux qui collectent les fragments, ces intros sont d’inépuisables carrières où la matière précieuse ne fait jamais défaut. Enfin, c’est ce qui devrait être le cas à mon humble avis mais ne l’est pas du tout : en vérité, ce territoire de l’introduction zouk reste plutôt vierge des assauts de mes semblables. Cette béance aveugle est extraordinaire, pour moi : peut-être est-elle la marque d’un interdit, un secret auquel ma position encore peu élevée dans la guilde de l’échantillonnage ne me donne pas accès – ou alors, moins probable : d’une difficulté technique avant moi insurmontable.
Le choc du sample zouk m’est arrivée par un arpège abusément cristallin et bondissant, celui ouvrant « Océan » de Thierry Cham. J’adore ce tube circa 2003, dans son entier, j’aime l’écouter, le chanter aussi ; et dès la première écoute je savais que c’est dans son amorce super-malléable donnant à entendre de manière presque impudique son esthétique über-MIDI que l’aura du morceau tenait toute entière. Nous avons donc une intro marquée par le sceau de l’espérance, de type exposition donc, modérément riche sur le plan harmonique mais très expressive, assez claire et simple pour être rabotée et réagencée dans tous les sens. On peut par exemple imaginer de diminuer drastiquement le nombre d’accord à un ou deux, trois maximum ; de changer leur ordre d’apparition, de rendre les itérations plus répétitives ; de les empêcher dans leur déroulement, de les amputer et donc de changer leur morphologie ; accessoirement, de jouer sur les hauteurs tonales. Je n’ai jamais passé le cap parce que ce segment de quelques secondes tient pour moi de la relique sacrée, mais je suis sûr qu’il est possible de réaliser à partir de celui-ci un tool définitif et dangereux, par la suite décliné sans vergogne.
J’ai longtemps eu une pudeur de même nature avec les vingt premières secondes de « Sexy Folies » de Gilles Floro, ce musicien désarçonnant et visionnaire faisant converger dans sa personne les variétés de France et d’Amérique. Avec sa basse grasse et synthétique, sa cocotte de guitare et sa trame de ti-bois rigidifiée, la potentialité de cet échantillon, ce qu’il pourrait être, se matérialise sans peine dans l’oreille. La boucle au potentiel infectieux extrême (quelque chose d’un Keith Sweat qui se mettrait à l’illbient) rampe, à peine cachée, ossature spéculée d’une musique sensuelle et violente – pour celleux qui voudraient tenter l’exercice à domicile : ralentissement appuyé et surtout mise à l’envers sont la clé.
Dans un genre très similaire (on a d’ailleurs les mêmes gémissements de gros coquin au bout de sa libido explosive), je peux encore vous citer les dix premières secondes du « Flamme » de Slaï, où points de synthés et déliés de gratte forment un canevas sautillant avec assez d’air entre les mailles pour permettre au beatmaker de se laisser aller à la fantaisie. Comme ça, je me dis qu’en accélérant un peu l’histoire on peut partir sur de la house minimaliste et beaucoup trop sucrée, à deux doigts de la catastrophe tout en la tenant en respect, à bonne distance – une sorte de contre-French Touch en somme : une Ménilmontant touch dont les prémisses seraient ça ! À l’inverse, l’introduction dynamique et pointilliste de l’anthem « Siwo » par la divine Jocelyne Béroard permet d’imaginer un ralentissement lugubre façon DJ Spanish Fly à l’antillaise, où les évènements initialement épars et sage déborderaient d’eux-mêmes pour entrer en collision. Il y a même le son de bris de glace qui permettrait de rajouter une couche de signifiant et encore une fois, tout se joue dans les dix premières secondes. Et puis je le rappelle pour les moins attentif·ves mais le morceau s’appelle littéralement « Siwo », je veux dire l’histoire s’écrit toute seule !
Avec les ouvertures du genre flamboyance décorrélée, il y a une forte diversité de formes. Prenons par exemple le temps de nous attarder sur l’entame chargée et toute de velours de « Parle Moi d’Elle », de Jocelyne Labylle : des cordes orchestrales, du micro-shred à la guitare, des synthés soyeux, tellement de vie dans ces quelques secondes ! On se croirait à la fois chez Curtis Mayfield et aux prémisses d’une soirée coupé-décalé, juste à la jonction, c’est beau. Moi ce qui me retourne, c’est l’enchaînement vers la sixième second de la cascatelle de notes rondelettes et des trois ponctuations syncopées, ce break c’est de la matière pour les pieds !
À l’opposé temporellement, nous avons Jean-Jacques Gaston, très inventif zoukeur de son état malheureusement un peu resté dans l’ombre, qui sur « Ven donè » – issu de Jessika, un très bon album réalisé sous son alias J and J avec lequel il a aussi sorti Ritounèl, que je vous recommande également – va se prendre quasiment 1 minute pour consolider une introduction qui devient un morceau dans le morceau, magnifique trame baléarique et suante qui n’attend que de se faire chopped & screwed par une bonne âme.
Mais nous atteignons maintenant le cœur de notre plongée dans cette réalité alternative où le sample zouk est appréciée à sa juste valeur, là où s’esquisse la possibilité d’un cousin du grime nourri au zouk love. Oui oui, rien de moins. Les ouvertures de deux tracks langoureux et surtout mélancoliques me permettent d’élaborer cette utopie : « Lanmou san Lanmou » de David et Corine et « Ki Jan Ke Fe » du géant Patrick Saint Eloi. Ici, l’intro est la possibilité de poser une ambivalence, de complexifier l’ambiance, de dire oui nous sommes zouk, oui nous sommes love, MAIS… et donc de densifier le propos. Commençons avec le morceau de notre duo (qui n’est pas un couple mais un frère et une sœur) : avant que celui-ci ne démarre véritablement, son prélude concentre et expose tout ce qui ne peut être dit, ce que l’amour porte de corruption, sa souillure originelle pourrait-on dire. Cet alliage toxique d’un arpège de clavecin, de cowbells réverbérées échappée d’une boîte à rythme et d’une mélodie d’un aérophone synthétique non-identifié incarne à lui seul, en quelques secondes, l’amour sans l’amour. Et ce négatif du zouk love est une menace dont il est possible d’extraire un jus terrifiant.
Les 30 secondes avant que Patrick Saint-Eloi ne se mette à chanter, sur « Ki Jan Ke Fe », laissent paraître un contraste tout aussi saisissant. Alors que la partie vocale et le reste du morceau ont quelque chose de clairement suranné, voire de désuet, le préambule où une ligne de guitare MIDI un peu bavarde et des synthés séraphiques flottants s’entremêlent pour venir nous saisir le cœur, comme ça d’emblée, dit clairement tout autre chose. C’est sombre, franchement désespéré mais surtout très inspiré ! Mais comment un truc aussi poignant n’a-t-il jamais été samplé ? Les cousin·es anglo-saxonnes n’ont jamais hésité à se nourrir directement à la mamelle antillaise pour faire émerger une foule de formes bigarrées et syncrétiques, elleux. Mystère géomusical, ou pas vraiment. Pour la France (dont la Guadeloupe ne fait pas partie autrement que comme joyau colonial, on ne va pas se mentir), le zouk n’a jamais été vraiment pris au sérieux, compris autrement que comme défouloir exotique. C’est la musique du semi-sauvage inoffensif, ou plutôt juste ce qu’il faut de dangereux : fêtard·e, incapable de se contrôler en dessous de la ceinture, feignant·e empêtré·e dans ses bondieuseries. Il ne faut pas se leurrer pourtant, car dans la fête il y a une colère énorme et dans la sensualité, une foule de non-dits et une tristesse incommensurable.
En attendant qu’enfin le zouk devienne matière à des artisan·es de la MPC captant son potentiel infini, je me plais ainsi à concevoir des réalités alternatives où l’amorce zouk dessine des esthétiques inouïes, d’autres géopolitiques musicales. Mais se concentrer uniquement sur des intros, c’est un mode d’écoute un peu épuisant, surtout s’il faut en plus d’appréhender les sons, imaginer ce qu’ils pourraient être. Pour vous récompenser (et vous remercier de m’avoir encore une fois laisser parler de ces morceaux de Slaï et Thierry Cham), je vous offre un petit bijou signé par le seul et unique Jean-Michel Rotin que je ne vais même pas avoir la prétention de disséquer, mais aussi ma version bouclée et ralentie de l’intro du tube de Gilles Floro. Attention, la vision violette arrive très vite !