En Louisiane, les carnavals, les grosses caisses et les cuivres ne sont pas là juste pour épater les touristes. Ils sont réellement inséparables du patrimoine musical local et forment un élément essentiel de la vie musicale de l’État, jusque dans sa scène rap.
À la Nouvelle-Orléans, les brass bands, les Mardi Gras Indians, et la second line (ces regroupements joyeusement désorganisés qui suivent la “première ligne” officielle d’une parade) ont su dialoguer très tôt avec le hip-hop, à l’image du Rebirth Brass Band.
Les liens sont aussi prégnants à Baton Rouge, la petite sœur de NOLA, devenue incontournable sur la carte depuis que ses vedettes nationales (Kevin Gates, NBA Youngboy, et bien sûr la légende vivante Boosie Badazz) ont au milieu des années 2010 remis la lumière sur la grande oubliée du rap louisianais. Dans le rap du Red Stick, les instruments organiques des carnavals – ou plus souvent leur reproduction synthétique – surgissent sans crier gare au détour d’un beat.
C’est particulièrement vrai du côté des tubes locaux, ceux que l’on entend uniquement dans les clubs de Louisiane et de quelques autres États du Sud. On y trouve l’héritage de la jigg, un sous-genre du rap propre à Baton Rouge, légendaire dans la ville, inconnu en dehors, et dont j’ai déjà parlé ici en 2019. La recette : un beat nourri par des cuivres puissants, accompagné d’une danse frénétique, la jigga dance, qui se pratique les jambes arquées, et éventuellement d’un peu d’ecstasy. Je vous ai donc préparé une sélection de titres locaux sortis dernièrement, gorgés de tubas, qui vous laisseront vous imaginer sous les néons enfumés et électriques du Bella Noche, club emblématique de Baton Rouge, où les jeunes hustlers des quartiers viennent dépenser leur cash et oublier temporairement un quotidien ultraviolent, puisque les statistiques de la criminalité locale détenaient en 2020 le record du nombre de morts violentes.
J’ai pu découvrir certains de ces hits car j’ai passé deux deux mois dans la capitale louisianaise, en 2018. Un mémoire d’anthropologie sur les traces du “son” du rap de Baton Rouge m’avait mené à la rencontre de légendes locales comme Max Minelli, acolyte des premiers jours de Boosie Badazz, mais m’avait aussi fait faire le tour des clubs rap de Louisiane, aux côtés d’un DJ, DJ Amp, dont je suis devenu l’acolyte. Depuis, je garde un œil nostalgique sur la vie musicale et nocturne de la jigga city, en attendant de pouvoir y retourner un jour.
HD4President – « Can’t Stop Jigging » feat. Boosie Badazz (Affiliate, 2021)
Chaque année, Baton Rouge élit son champion. Un titre commence à tourner dans les clubs du Nord de la ville, parfois même avant sa sortie sur les plateformes. Ça marche fort, le clip est mis en ligne, l’artiste se met à arpenter les clubs du Sud. Apogée : il bénéficie d’un remix en forme de bénédiction de la part du pape local qu’est Boosie Badazz. En 2016, “You Know I Ain’t Scared”, hymne guerrier de WNC Whop Bezzy, avait suivi cette direction, en 2018, c’était “Doing My Dance” de BBE AJ, et on reparlera de ces deux rappeurs plus tard ; en 2021, c’est au tour de “Can’t Stop Jigging” de HD4President.
HD4President rappe depuis des années, mais a décidé de s’y mettre sérieusement cette année et ça lui réussit bien. C’est un type étonnamment normal, plein de bonhomie et avec un flow simple, sans manières. Son rap est un hommage aux grandes heures de la capitale louisianaise dans les années 2000, à l’époque où Boosie et la Trill Fam (Lil Phat, Foxx, Webbie…) étaient signés sur Trill Entertainment, label phare de la ville dirigé par Pimp C. HD4President n’a pas d’autres ambitions que de clamer son amour du rap louisianais, et c’est très bien comme ça.
Et c’est donc exactement ce qu’il fait dans “Can’t Stop Jigging”. Le fan de rap devenu rappeur y rend un hommage appliqué à la jigg. Dans le clip de sa version du morceau avec Boosie, deux danseurs ont même été conviés pour exécuter la jigga dance et ainsi représenter le patrimoine de la ville. De son côté Boosie s’y amuse comme un fou, débarque en chaise roulante télécommandée, fait semblant de passer le balai, et délivre une performance où se mêlent décontraction et intensité. Il finit son couplet sur un “Jiggin, jiggin, jiggin”, presque hurlé. Le vétéran de Baton Rouge en a encore (beaucoup) sous le pied.
Les cuivres synthétiques au son broyé jouent un beat typique du son de Baton Rouge, constitué de trois notes (si bémol, ré bémol, mi bémol). Côté rythme, les deux premières notes précèdent le temps fort des mesures, et créent un effet de contre-temps. Un beat entêtant, un refrain envahissant aux airs de ritournelle, des flows mordants, et des paroles qui incitent à faire la fête : tout ce qu’on attend d’un banger de Baton Rouge. HD4President n’a pas fini d’écumer les clubs louisianais.
WNC Whop Bezzy – « Jiggy Jiggy » (WNC Da Label, 2020)
“This is the most dumbest thoughtless song I ever heard in my entire life.” Voici l’un des commentaires YouTube du morceau “Jiggy Jiggy” de WNC Whop Bezzy, et je ne sais toujours pas si c’est un compliment ou une attaque. Pourtant, sous ses airs simples et un peu débiles, “Jiggy Jiggy” est complètement ancré dans le patrimoine musical louisianais.
Pas de cuivres au programme, mais une ligne de basse sautillante. Il y a des airs évidents de reggae dans la rythmique, mais dans la basse syncopée et la guitare pleine de reverb, on entend aussi le renouveau du zydeco cajun, cher à la ville voisine de Lafayette. On remarque aussi des bouts du Triggerman beat, célébrissime en Louisiane puisqu’il est à l’origine de la bounce, le rap typique de la Nouvelle-Orléans né au début des nineties.
Le titre donne envie de se balancer nonchalamment d’un pied sur l’autre, voire de tenter des chorégraphies plus ambitieuses pour les plus audacieux, dont Whop fait partie.
L’exubérant WNC Whop Bezzy est un des piliers des clubs de Baton Rouge. Il a, à une époque, espéré une carrière nationale en signant chez Atlantic Records, mais il s’est vite rendu compte que ses hymnes aux airs de marches militaires ne marcheraient que dans les boîtes de la capitale louisianaise. Dans son crew, le WNC, j’ai une préférence pour 70th Street Carlos, mais ce dernier s’est un peu égaré ces dernières années, alors que Whop Bezzy reste constant, et produit chaque année des titres parfaitement calibrés pour les soirées de Baton Rouge, où il est devenu impossible de ne pas entendre ses morceaux. Cette année, c’est son couplet sur la version originale de “Can’t Stop Jigging” qui cartonne, ainsi que, donc, “Jiggy Jiggy”. Ce n’est pas pour rien que l’on surnomme la capitale louisianaise la jigga city.
Bezo Luciano – « Cut Up Bad » feat. B-Real (2020, SoSouth)
Quand je suis allé à Baton Rouge, en 2018, Bezo Luciano faisait le tour des clubs pour interpréter “Cut Up Bad”, sans succès flagrant. Je me souviens d’une de ses performances où un type avait essayé de voler la chaîne qu’il portait au cou. L’ambiance du club (le Playboy Lounge) était devenue un peu électrique, mais la bagarre générale avait été évitée. Bezo, lui, avait interprété son morceau avec énergie, malgré la mollesse du club. Le rappeur n’est pas du genre à renoncer face à la difficulté, puisqu’il a également essayé de m’apprendre la jigga dance (sans trop de succès). Pour lui, la musique, c’est du sérieux : l’artiste a annoncé sa retraite des commerces illicites en 2016, suite à sa sortie de prison, pour se consacrer à son art.
Comme souvent à Baton Rouge, c’est après un an de travail et de débrouille que “Cut Up Bad” a atteint le succès, cumulant plus d’un million de vues. Le morceau a tous les attributs du tube local : il a été joué au Club Dreams, une boîte historique de Baton Rouge, a été remixé par WNC Whop Bezzy, et HD4President le cite dans “Can’t Stop Jigging”. Ici, pas d’élément sonore typique du rap de Baton Rouge, mais on retrouve le goût des refrains sans fin, répétitifs, bêtes et méchants, et des rythmiques uptempo, parfaites pour danser n’importe comment, quand on a avalé une des fameuses X-pills qui se vendent dans les clubs locaux.
BBE AJ – Doing My Dance feat. Boosie Badazz (2020, Bad Azz Syndicate)
J’ai rencontré BBE AJ en même temps que Bezo. Il passait “Doing My Dance” sur un parking désert, et s’entraînait à faire ses meilleurs pas de danse en se filmant. Je voyais un ado qui s’amusait à rendre hommage à la jigg, mais je ne me doutais pas que j’avais devant moi le rappeur qui un an plus tard ferait danser tout le Sud, serait rebaptisé sur les affiches des clubs “Mr. Doing My Dance”, et collaborerait avec Boosie Badazz.
C’est justement l’énergie communicative presque enfantine de BBE AJ qui en fait un excellent interprète de jigg. Car même si elles sonnent comme des marches militaires interprétées par des gros durs sous ecsta, les rengaines jigg font souvent la joie des fêtes scolaires. Le clip de “Doing My Dance” ressemble à l’une de ces fêtes, et rappelle celui du tube “Jigga Juice”, sorti en 2009, qui mettait en scène des ados.
Boosie, particulièrement jovial, est entouré d’enfants qui pratiquent la jigga dance avec un sourire jusqu’aux oreilles. Le beat du morceau, avec ses cuivres comiques, a quelque chose de candide. “Doing My Dance” s’inscrit dans la lignée de ces hits qui, depuis presque vingt ans et la sortie du premier album du collectif Da Jiggalaters mené par Sam I Am, font la joie des habitants de Baton Rouge, enfants comme adultes.
GetEmTreee – « Jigg Song (Long Live Trell 10x) » (2021)
On passe des millions de vues aux centaines, mais la qualité ne baisse pas, bien au contraire. GetEmTreee (parfois orthographiée avec seulement deux “e” à la fin) ne laisse pas respirer les instrumentales. Elle les occupe entièrement, d’un flow dense et débordant d’énergie ; elle n’a jamais fini de crier tout ce qu’elle a à dire ; elle déborde des prods, saute partout, met des gants de boxe. GetEmTreee a une attitude incroyable, est plus menaçante que le plus gros dur de Baton Rouge, et porte toujours des belles fringues. Quand elle rappe, on dirait qu’elle nous engueule, voire qu’elle nous casse la gueule, et pourtant ce n’est pas désagréable.
Le plus dur a été de ne prendre qu’un seul de ses morceaux dans cette sélection – ceux avec Spitta, Tweeday ou KB valent tout autant le détour.
J’ai finalement choisi son dernier en date, et son beat synthétique aux cuivres puissants et graves. GetEmTreee y rappe plus en une minute que certains rappeurs en toute une carrière. D’ailleurs, à la fin du morceau, elle n’a pas l’air décidée à s’arrêter. Les vues ne sont pas impressionnantes pour autant. À Baton Rouge, comme partout, c’est compliqué pour les rappeuses d’avoir un gros succès, mais n’hésitez surtout pas à aller écouter Queen Qui, She Money, Lady Q, Female Rapper, ou Eazy Stackx et à leur donner de la force.
“Jigg song” est aussi un morceau qui rend hommage dans son titre à Trell 10x, un ami de GetEmTreee décédé récemment. Elle avait partagé avec lui un feat bourré d’énergie il y a un an (“Flashout”).
J’en parlais plus haut, les statistiques officielles ont désigné Baton Rouge comme la ville la plus meurtrière des États-Unis en 2020 – on y a compté 174 personnes tuées dans la rue ou chez elles. Cela peut paraître bizarre pour GetEmTreee de rendre hommage à un proche décédé avec un morceau aussi festif. Mais c’est que vous savez peut-être qu’à la Nouvelle-Orléans et en Louisiane, la tradition des jazz funerals veut qu’un enterrement commence par des morceaux solennels, mais finisse par la joie et la danse, pour marquer une victoire sur la mort. Le tout, toujours porté par les fameux cuivres louisianais.