Les opticiens les détestent ! Ce quatuor rend les grattes diplopiques et le flou, pastoral

more eaze, pardo & glass paris paris, texas texas
OOH-sounds, 2024
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Musique Journal -   Les opticiens les détestent ! Ce quatuor rend les grattes diplopiques et le flou, pastoral
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En l’honneur de mon illustre et vénérable collègue Étienne Menu – certains disent l’avoir aperçu, errant près des caisses automatiques d’un Castorama francilien, mais je sais moi, qu’il prépare son retour, écumant sans relâche les médiathèques, affutant ses calembours comme jamais ; je vous le dis, l’heure du tome II approche ! –, j’aimerais vous parler ce matin, sans fioritures ni trop d’enrobage, d’un disque de guitares. Oui, un disque avec des cordes qui vibrent dedans, encore et toujours, c’est comme ça, chez Musique Journal on est team cordophone, c’est non négociable. C’est presque un sacerdoce : à croire que cet instrument devenu impensé civilisationnel a contaminé la planète. Un « grigri » qui ne disparaîtra qu’avec le fantôme de l’Occident, ce qui pourrait quand même prendre un certain temps. Bon, disparition totale j’en doute, mais mythification – la Telecaster est une icône déjà chargée d’autant de signification que jadis la lyre des Grec·ques – peut-être plus, oui. Et transcendement aussi, comme ce Paris Paris, Texas Texas tout frais, que l’on doit à quatre musiciens composant trois entités musicales : More Eaze, Pardo et Glass.

« Un interstice, entre ici et là-bas » : la phrase a surgi dans mon esprit (avec l’italique, je crois bien) dès la première écoute de l’album. Une faille, un décalage par rapport au mythe forgé par Wim Wenders en 1984 (le doublement dit tout, mais j’y reviendrai) qui produit tout un monde de sensations et de références vaporeuses. Le procédé apparaît pas mal analogue à ce que Red Dead Redemption 2 (oui oui) réalisait il y a quelques années avec la figure de l’Ouest sauvage américain : mettre en forme des endroits plutôt que des lieux précis identifiables avec des coordonnées GPS, des biomes indéterminés, des ambiances flottantes, s’adressant sans effort à nos sensibilités corrompues par l’américanité étatsunienne. Intuitivement, ces six plages se connectent dans mon esprit au champ sémantique de la pastorale, et il s’en dégage une tranquillité que j’associe au vert vif des Écrins, là où la Durance prend sa source très exactement. Cela tient de la synesthésie : à l’écoute, l’impression est celle d’une présence, d’une entité qui est, d’un être-au-monde. Bref, comme ma prose le laisse transparaître, ça « plane grave », sans pour autant donner dans le new age poussif ni tomber dans la recherche musicale à lunettes type « voyage intérieur ». Pour imager un peu plus, je dirais qu’on est plutôt sur une École de Tenerife ou de Cagliari que berlinoise. La différence n’est pas énorme, je sais, mais pour moi ça veut dire beaucoup.

J’entends pas mal de Christian Fennesz (Endless Summer en beaucoup plus dépouillé et bluegrass, en moins shoegaze et powerbook, aussi) dans les sonorités processées de ces deux guitares se mêlant entre elles mais aussi à des éclats électroniques, à des bruissements, à cette voix chaude et étrangère, altérée (vocoder, autotune), sonnant comme la possibilité d’une symbiose dans la synthèse. Cette dernière est, comme cette musique dans son entièreté, la mise en acte d’une humanité gracieuse et troublée (que chante-t-elle ? Jamais à l’écoute je ne me suis posé la question), assurée de rien, instable et attentive. Des harmonies/mélodies d’apparat éternelles s’accordent sans peine avec ce que chantent ces oiseaux, à ces voix lointaines et anonymes, à ces corolles numériques virevoltantes, jamais froides. Des bruissements familiers (des clés qui tintent, l’image du foyer, la sensation du sable crissant sous le pied), des gestes aussi, viennent habiter des silences gorgés de matières. Et les couches s’empilent comme autant de captures hyperréelles et fictionnelles du monde, pour donner forme à une americana méditerranéenne dilatée (jusqu’à la vallée de l’Indus, disons) – oui, parce que l’ambient americana is kind of a thing, maintenant.

Paris Paris, Texas Texas a débuté comme un projet 100 % six cordes et expérimentations, par les impros du duo circonstanciel formé par Michele Pauli (aka Pardo, tenancier du label florentin OOH-sounds) et Hugo Lamy (moitié de Glass). Aux guitares, donc. Une paire complétée par Étienne Reimund (l’autre moitié de Glass, plutôt axé manipulation du son et électronique), puis rejoins un peu plus tard par More Eaze (nom réel : Mari Maurice) l’Américaine au chant et à la slide guitar. C’est rigolo (toute proportion gardée), car sans les connaître, j’ai toujours gardé ces projets à la périphérie de mon attention et de mon esthétique, dans une zone un peu à l’écart sans trop savoir pourquoi, mais cette sortie a coïncidé avec le surgissement de ceux-ci dans mes recherches, mon environnement, mes écoutes. Comme quoi, la vie est quand même bien faite ! Évident à l’écoute sans être simpliste, ce disque participe sans conteste du zeitgeist de notre étrange époque – mais ne le sont-elles pas toutes, en fait ? –, en condense des réflexions et préoccupations. La douceur et le soin comme art martial d’où découle une esthétique de la « délicatesse rugueuse », le réagencement de formes qui commençaient à se délaver ; une attention portée aux sons, appréhendés comme organismes affectifs (des affects qui affectent) même dans leur apparente artificialité ; une extension du domaine de l’organique… Rien de bien nouveau, carrément pas même, mais les divagations deviennent axiomes, dans les replis de ces arpèges.

En écrivant tout ceci, je pense à Claire Rousay (plusieurs collab’ avec More Eaze, d’ailleurs), musicienne avec laquelle mon oreille coince un peu parfois, mais à qui je reconnais un vrai talent pour la « scénographie de l’intime ». Oui, nous sommes avec les nôtres, dans la densité sans masse de ces bourdons et pauses ; un nuage pèse de toute sa matérialité sur celui qui écoute, sans jamais l’écraser. L’espace (esthétique, sonore, onirique) semble impossible à saturer – à concevoir pleinement, déjà. En son sein, où nous situons-nous ? De ces sons, sommes nous proches, ou à une certaine distance ? Une incertitude (un écart, un interstice), encore. Il y-a-t-il un sens d’écoute ? Sûrement, mais j’avoue prendre un certain plaisir à ne pas en chercher un, à écouter le vinyle une face après l’autre, encore et encore, sans me poser la question d’une délimitation entre les morceaux, ni à consulter les titres. La brume emplie tout ici, même le sec. Les corps et objets sonores sont impurs, la nostalgie, faussée. La granularité d’un item ne signifie pas avant ou après, mais pose son existence (la présence, toujours). Le souffle d’une bande (ou d’un téléphone intelligent, peut-être) et la ciselure précise d’une découpe réalisée à l’aide d’un ordinateur se frottent amoureusement, un torrent porte l’écoutant : dans son lit, les sédiments se meuvent.

Paris Paris, Texas Texas montre moins qu’il incarne, intensément et avec naturel. L’Amérique sous un voile, à son crépuscule ; un amalgame ontologique qui s’étend bien au-delà de ses frontières. Ce qui résonne, c’est la possibilité d’un nouveau paradigme spatial fondamentalement affinitaire ; d’un dédoublement géographique comme une vision mystique. Je sais qu’il y a une notion qui s’appelle double vision dans les milieux théologiques et spirituels, et je crois qu’en la détournant/tordant un peu, elle pourrait embrasser entièrement cette juxtaposition enivrante. Segmenter les corps, les atomes, les sexes et les genres, les nations, les pauvres… Hier comme aujourd’hui, la division taxinomique est avant tout un outil de contrôle. C’est peut-être aussi de ça que parle cet album, de la chimère vouée au démantèlement qu’est la frontière. C’est possiblement son projet aussi : faire disparaître le bézoard libidineux, sans fracas, le dissoudre pour qu’il se transforme, se multiplie. À cela, je crois aussi, comme à un mantra.

Niveau régulation des fioritures et de l’enrobage on repassera, j’étais lyrique ce matin, ça arrive ! Je vous souhaite en tout cas un très bon week-end, avec du soleil j’espère, ou avec de la pluie pour gorger les nappes phréatiques, c’est bien aussi.

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