Storyboard P, danseur d’espaces irréels

STORYBOARD P Playlist de freestyles de ce danseur qui pratique le flexing, le mutating et “l’animation”
2009-2019
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Musique Journal -   Storyboard P, danseur d’espaces irréels
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Je vous propose aujourd’hui de commencer par regarder cette vidéo. C’est en la découvrant vers 2011 que j’ai assisté pour la première fois à une performance de Storyboard P, un danseur issu de la scène flexing de Brooklyn, au style concrètement irréel, un maître de l’aberration physique.

Je ne me lasse toujours pas de la revoir aujourd’hui : mon esprit et mon corps basculent chaque fois vers tout un monde de gravité non-newtonienne et de coordination musculaire impossible. 

Notre gars arrive vers 00.40 mais démarrez dès le début pour comprendre l’ambiance générale. Oui, la qualité de l’image laisse à désirer, mais c’était plus ou moins la définition moyenne de YouTube il y a treize ans. En tout cas j’espère que ça ne vous empêchera pas de tomber, comme mes amis et moi en ce début des années 2010, en pâmoison devant les mouvements de celui que son entourage appelle « Story ». Il est alors âgé de 21 ans et fait partie des Mutunts, un crew qui affrontait ce jour-là leurs concurrents de The Brotherhood – qui sont d’ailleurs très forts et se produisent visiblement à domicile vu le bruit que fait le public à chacune de leurs arrivées dans le cercle. 

Maintenant que vous avez pris connaissance de la dimension parallèle dans laquelle évolue Storyboard P, vous pouvez passer à une autre vidéo de lui, filmée à L.A. lors d’une battle en un-contre-un.

L’adversaire s’appelle K-Mel, c’est un danseur local pas moins spectaculaire que les membres de The Brotherhood vus plus haut, mais qui face à l’hologramme Storyboard P voit ses viriles acrobaties réduites à des coups de poing dans le vide. Et si vous en voulez encore plus, j’ai préparé une playlist d’une vingtaine de vidéos de Story, la plupart faites à l’arrache, certaines avec des chansons ajoutées derrière, d’autres en son direct, quelques-unes plus pro mais qui ne sont pas forcément les meilleures.

Pour l’état civil, Storyboard P s’appelle Saalim Muslim – un blaze qui devait être bien pratique à porter pour un jeune Noir new-yorkais au début du troisième millénaire. Il a grandi dans le quartier de Bedford-Stuyvesant, élevé par des parents artistes précaires, qui lui ont transmis leur sensibilité pour la musique et les livres et l’ont inscrit à des cours de danse classique lorsqu’il était adolescent. Son père, un Afro-Américain austère membre de la Nation of Islam, l’a imprégné d’une culture musulmane assez savante : mathématiques islamiques, leçons par paraboles, importance du langage symbolique, etc. Sa mère était quant à elle une immigrée panaméenne qui a repéré très tôt que son fils avait un don pour la danse malgré sa timidité. Bien qu’il ne soit pas d’origine jamaïcaine, contrairement à des centaines de milliers de personnes noires vivant à New York, Saalim a vite fréquenté un milieu dominé par le reggae et le dancehall, dans des clubs de Brooklyn où les danseurs et danseuses pratiquaient alors un style importé de Kingston, quelques années plus tôt, par une figure légendaire qui se faisait appeler Bruk Up et qui a donné son nom à cette danse ayant ensuite peu à peu évolué vers le flexing.

Cette scène flexing, Story y a excellé au tournant des années 2000 et 2010 avant de s’en émanciper, en incorporant des éléments venus d’autres street dances (le krump de Los Angeles, le jookin de Memphis, et même un peu le ballroom) mais aussi du ballet classique ou contemporain, du mime et de traditions théâtrales afro-américaines. En interview, il évoque son exploration d’effrayants mondes intérieurs, son rapport à l’occulte, à la possession, à la douleur et l’ombre de la mort qui selon lui nourrissent sa danse et la danse afro-descendante en général. Sur certaines vidéos, les expressions de son visage fascinent autant que ses gestes : on le voit brièvement incarner des personnages grotesques, passant de l’un à l’autre en quelques secondes, enchaînant un rictus glaçant, un regard écarquillé de terreur, et une moue mi-crispée mi-démente.  

Si en France, à ma connaissance, personne n’a encore écrit sur Storyboard P, les médias anglo-américains lui ont en revanche consacré plusieurs longs articles depuis ses débuts : The Wire avait publié en 2013 un long papier signé Greg Tate – plume majeure de la presse culturelle afro-américaine, prématurément décédé en 2021 – et le New Yorker aussi, la même année (titre de l’article : « The Impossible Body », on ne pourrait pas dire mieux) ; le Guardian et le site Okay Player ont suivi un peu plus tard. Il y a moins de deux ans, le New York Times Magazine lui consacrait un chouette portrait qui se demandait pourquoi un talent aussi prodigieux que le sien n’explosait pas davantage, et surtout quelle pouvait être sa place dans le paysage médiatique-artistique d’aujourd’hui.

Le travail de Story a pourtant été plusieurs fois très publiquement exposé : le réalisateur Mark Romanek l’avait casté en 2015 pour apparaître aux côtés de Jay-Z dans le clip/performance « Picasso Baby » et il avait retravaillé avec la méga-star de Brooklyn au moment de 4:44. On l’a aussi vu en rôle principal du clip/court métrage qui accompagnait la sortie de « Until the Quiet Comes » de Flying Lotus, réalisé par l’artiste Khalif Joseph, ainsi que dans une pub Apple. Il a par ailleurs fait l’objet d’un documentaire suédois et reçu plusieurs récompenses de la part du « métier », mais à ce jour il reste néanmoins un artiste peu connu du grand public, à l’inverse par exemple de son confrère Lil Buck, qui comme lui est un street dancer qui « sort du lot », mais dans une version moins radicale, beaucoup plus Benjamin Millepied. Story dit que de toute façon, le grand public ne s’intéressera jamais aux danseurs comme il s’intéresse aux rappeurs et c’est peut-être pour ça qu’il semble si attaché à la musique qui accompagne ses freestyles, qu’il parle de chansons pour évoquer ses performances et qu’il semble littéralement faire corps avec les instrus sur lesquelles il danse. 

Dans un des articles mentionnés plus haut, Story raconte avoir eu les larmes aux yeux la première fois qu’il a vu Michael Jackson danser à la télé, quand il était petit. Je me rappelle moi-même avoir ressenti un choc émotionnel délicat à encaisser quand j’ai découvert les moves de Michael à l’époque de Bad. Même si avec le temps, le génie kinétique du King of Pop m’a peu à peu moins bouleversé (car sans doute trop réifié de part et d’autre, via ses clips et les images de ses concerts), j’ai gardé en moi ce souvenir d’avalanche visuelle, d’éboulement du réel qui laissait place à un phénomène infixable. Et c’est en découvrant Storyboard P des années plus tard que j’ai vécu à nouveau cette sensation, cette expérience pas simple à situer : est-ce qu’on vit un miracle, l’avènement d’un super-héros, comme lorsqu’on voit un rappeur débiter mieux que Dieu ? Est-ce une sorte de suprême channeling qui nie à la fois l’illusion et la magie ? Un truc finalement humain mais qu’aucun autre humain ne pense à faire ? Je pose la question mais désolé, je n’ai pas la réponse, ni même la bonne dialectique.

Quand je regarde les gestes de Saalim Muslim, j’ai l’impression qu’ils transcrivent tout un répertoire de mouvements propres à la musique que j’aime : sans surprise on devine des dynamiques percussives, mais on repère aussi des effets digitaux, des nappes de synthés qui s’épaississent ou des lignes de basse qui se courbent et se recourbent pour mieux muter. Bien sûr il y a là mon biais d’auditeur de musiques machiniques, couplé à mon biais de commentateur qui veut absolument nommer ce qu’il ne comprend pas tout de suite. Mais cela n’empêche que la notion de corps post-humain, post-mécanique, d’un corps qui surgit entre deux réalités, semble être l’une des bases de l’art de Storyboard P et du discours qu’il produit à son sujet. Déjà parce qu’il a choisi ce nom en référence à la pratique du storyboarding cinématographique et plus exactement du storyboarding du film d’animation : le modèle de son énergie kinétique, c’est ce mouvement saccadé du zootrope ou du folioscope, ces gestes à la fois fluides et décalés, simultanément plus réalistes et moins réalistes que les gestes habituels effectués par l’être humain normal. Ensuite parce que Story parle explicitement d’animation pour décrire son style singulier, et de « mutating » – d’où le nom de son ancien crew, Mutunts. En interview, le danseur cite divers types de fantômes, évoque les images noires placées entre chacune des 24 images seconde, affirme que le travail d’un danseur consiste à « de-channeling and rechanneling poltergeists« .  Il considère que danser revient à révéler les forces invisibles, celles qui ont entre autres permis aux esclaves de communiquer entre eux par cette langue codée qu’ils parlaient avec leur corps.

Story tient surtout à définir explicitement son travail comme celui d’un musicien visuel, d’un musicien du corps, confirmant sa vision marginale de son propre statut de danseur :

You have to practise until it hardens and you’re inside the music. Until, when people look at you, you seem to have become the music. First the instruments and then the really small accents. Sometimes there’s even ambience in the studio that you pick up in your body. It becomes that meticulous.

(« Il faut s’entraîner jusqu’à ce que ça devienne dur, et alors c’est là que vous arrivez à l’intérieur de la musique. Jusqu’à ce que vous ayez l’air d’être devenu la musique, quand les gens vous regardent. D’abord [vous faites] les instruments, puis les petites inflexions, les tout petits accents. Parfois, le corps capte même l’ambiance du studio. C’est précis à ce point. »)

S’il n’a pas tout à fait percé comme d’autres prodiges de son niveau auraient pu le faire à sa place avec les dents un peu plus longues, Story se dit néanmoins plutôt content de sa carrière et évoque de temps à autre les difficultés psychiques (il se définit comme bipolaire et schizophrène) qui l’ont sans doute entravé. Sa discrétion relative dans le monde de la danse ne l’empêche pas, comme on peut le voir dans les multiples papiers mentionnés plus haut, de savoir très bien parler de son travail : il a beau ne pas être riche et célèbre, il discourt abondamment sur sa pratique et ne se donne pas des airs d’artiste mutique et incompris, si touché par la grâce qu’il ne daignerait pas mettre des mots sur ce qu’il fait. Et c’est donc un beau geste de sa part que de s’adresser à nous verbalement, avec autant de verve, puisque ce qu’il dit éclaire énormément ce qu’il fait, sans jamais dissiper l’aura qui émane de ses mouvements.

En contemplant Storyboard P et en réfléchissant à l’effet qu’il me faisait, j’ai constaté entre autres que nous mélomanes parlions finalement très peu de danse, que ce soit de danse contemporaine ou de danse de rue, de danse en club ou de notre façon personnelle de danser ou de ne pas danser. C’est un sujet limite aussi tabou que le sexe ou la drogue, alors que le fait de danser ou du moins d’avoir envie de danser reste une des bases fondamentales de la musique qu’on écoute. Et il ne faut pas limiter la danse à la dance music des clubs et des DJ, puisque depuis son apparition au milieu du vingtième siècle la plupart de la pop a toujours cherché à faire danser. La pulsion de mouvement domine même des musiques censées être moins entraînantes, plus intello ou contemplatives ou nihilistes : l’ambient ou le dub parlent au corps à leur façon, et le math rock ou le punk hardcore invitent à des gestes certes complexes mais néanmoins physiques. Même un groupe réputé puritain comme les Smiths porte dans sa musique quelque chose d’incontrôlé par l’esprit, un spasme, une saccade qu’on ne peut réprimer et qui se nourrit d’une sensualité bien à elle, pas très « slow jam » mais quand même plus lascive qu’on voudrait le croire.

Je vous laisserai en balançant une bonne petite platitude, mais qui est toujours bonne à rappeler à mon sens : c’est que le corps est partout dans la musique et le son, même quand on a peur de danser. La danse de Storyboard ne fait pas que réagir à la musique, elle se met dans sa chair, la joue, l’interprète au sens propre. Les personnages de Story sont les sons eux-mêmes, des sons qu’il rend anthropomorphes pour mieux nous communiquer leur énergie si indescriptible autrement, et nous les montrer ainsi dans tout leur mystère. Story pense la musique en la dansant, et nous n’avons plus qu’à le lire en le contemplant.

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