C’est peut-être déjà fait mais si ce n’est pas le cas, ce serait intéressant de croiser les analyses bourdieusiennes du goût artistique, proposées à la fin du siècle dernier, avec les mutations du goût musical depuis les années 2010. La disparition progressive de la fidélité aux genres, le mélange esthétique terne si cher aux playlists des plateformes, mais aussi l’exacerbation des tendances poptimistes versus rockistes, le nouvel académisme, ou encore le snobisme inversé sous ses formes les plus extrêmes et l’énigmatique sincérité des affects post-ironiques de la hyperpop, avec ce feeling troublant qu’on pourrait pourquoi pas appeler l’hypergoût (hypertaste ?)… Les disciples de Bourdieu auraient certainement pas mal d’éléments à extraire de la situation actuelle et les mélomanes plus ou moins connaisseurs que nous sommes aurions sans doute beaucoup de choses à leur répondre.
Si je permets d’évoquer l’auteur de La Distinction, c’est pour parler d’un article universitaire du sociologue Tomas Legon, qui figure dans un livre édité en 2019 aux éditions Delatour, à l’occasion d’un séminaire intitulé Bourdieu et la musique, ayant eu lieu plusieurs années plus tôt. Soyons transparents, je n’ai jamais lu Bourdieu dans le texte, et je n’ai saisi les bases de son travail sur le goût comme rapport de domination sociale qu’à travers des éléments de vulgarisation ou via des gens qui en ont parlé dans mon entourage. J’ai pu avoir du mal à suivre les contributions présentes dans le volume en question, y compris celle de Legon lorsqu’il manie les concepts pour moi un peu opaques d’« homologie structurale » et de « champ de production restreinte ». Ce que j’ai néanmoins retenu de son travail, c’est qu’au début des années 2010, il a enquêté sur l’influence des instances médiatiques de validation du goût musical sur un panel de lycéens d’horizons divers, et en a tiré des choses très intéressantes. Comme c’est souvent le cas lorsque je lis des ouvrages de socio, l’homme superficiel que je suis s’intéresse moins aux analyses du chercheur ou de la chercheuse qu’aux citations des gens interrogés. Et dans ce cas je n’ai pas été déçu, puisque les lycéens et lycéennes (franciliens, rhônalpins et amiennois) qu’a fait parler Tomas Legon lui ont raconté des choses à la fois drôles et instructives sur la dynamique prescription/adhésion/consommation autour de 2011, 2012. J’ai donc isolé les témoignages (les questions de Tomas sont indiquées entre crochets) afin de les commenter et j’en ai profité pour vous suggérer à chaque fois un conseil d’écoute en lien avec les propos cités.
Je précise que le titre de la publication de Legon est « Comprendre la confiance accordée aux différents prescripteurs musicaux professionnels. Le cas du public lycéen » et qu’il est disponible ici en intégralité, au format PDF. L’auteur a obtenu son doctorat de sociologie à l’EHESS, il est aujourd’hui chercheur associé au CEMS / IMM, il a également écrit dans Volume et son domaine de recherche est la socio culturelle des publics, notamment des publics jeunes, qui est le terrain de l’article en question ici. Il m’a donné l’aimable permission de largement citer son travail et je l’en remercie chaleureusement !
FRANÇOIS ET JOSSELIN FONT CONFIANCE AUX MAGAZINES DE GRATTE QUI S’Y CONNAISSENT
Premiers interrogés : François et Josselin, dont on comprend vite qu’ils sont de fiers représentants de l’historique catégorie des zicos de lycée, et en l’occurence des vrais zicos à l’ancienne puisqu’ils sont respectivement bassiste et guitariste et qu’ils lisent des magazines de gratte et de basse. Voici ce qu’ils ont confié à Tomas Legon.
« [Comment vous classeriez un groupe comme Muse, qui passe beaucoup à la radio en ce moment?] François : Ça va, Muse. Josselin : Ouais, c’est un peu progressif ! La dernière symphonie, là, en trois parties sur l’dernier album…c’est concept ! Bellamy (le leader du groupe), il l’a dit, hein ! Il a dit “j’ai fait l’dernier album à la façon de Dark Side Of The Moon” (un album de Pink Floyd, le groupe préféré de François et Josselin) [Et tu l’as lue ou entendue où, l’interview de Bellamy ?] Euh…dans Guitar Part, j’crois ! [C’est une bonne référence ?] Ouais ! Attendez, j’vais vous montrer ! Si eux y conseillent des trucs, c’est qu’c’est bien, hein ! Ah ouais ouais, j’fais super confiance à Guitar Part, hein ! Parce que…rien qu’les plans à la fin et tout, les partoches. Y s’y connaissent.(…) François : Ouais, moi aussi j’regarde dans Bass Part ou dans Guitar Part pour découvrir des nouveaux groupes. [Vous êtes bassiste et guitariste c’est ça ?] Josselin : Ouais. C’est important parce que…’fin pour nos goûts musicaux ! De dire “je joue ça, donc j’adore tel artiste euh, parce qu’y s’rapproche du jeu qu’j’aimerais avoir!” François : Par exemple euh…’fin avant qu’j’sois bassiste, j’entendais jamais la basse dans un morceau quoi ! ‘Fin maintenant j’entends tout, mais, avant euh, j’entendais rien, c’est dommage ! [C’est une sorte d’amélioration en tant qu’auditeur ?] Largement ! Avant, on passait à côté d’trop d’trucs dans la musique ! Josselin : Ouais, quand t’es pas musicien, tu…t’as plus de mal à r’connaître les bons des mauvais…et après, quand t’es musicien, t’as plus tendance à apprécier les bons ! » (Josselin, Term S, parents commerçants, BTS. François, Term Bac Pro, mère secrétaire, bac, père maçon, pas de diplôme)
« Y s’y connaissent ! ». Comme ça fait plaisir de lire ça ! Même si Musique Journal n’a pas trop la même cible que Guitar Part, c’est rassurant de se dire que des jeunes fans de Muse et de Pink Floyd respectaient encore au début des années 2010 la connaissance que leur transmettait les médias spécialisés. J’aime bien aussi le fait que François dise qu’il écoute autrement la musique depuis qu’il joue de la basse lui-même et qu’il fait particulièrement attention aux lignes de basse dans les disques qu’il a l’occasion de découvrir. En tant que non-musicien, j’oublie trop souvent qu’on peut découvrir la musique en la pratiquant, mais il se trouve néanmoins que j’y ai pensé cet été en écoutant If There’s Hell Below, une anthologie du label NumeroGroup consacrée (en gros) aux couches les plus oubliées du rock psychédélique et afro-américain post-Jimi Hendrix.
En enchaînant ces morceaux tous très obscurs, produits à l’arrache et joués par des musiciens qui n’ont jamais percé, je me suis retrouvé dans une position où je ne me sentais plus en attente de telle ou telle forme, où je ne me positionnais plus en mode réception, et où j’élaborais à la place, sans bien m’en rendre compte, une attitude d’auditeur qui évoluerait au milieu des musiciens, en train d’écouter jouer de talentueux amateurs qui ont souvent tendance à se chercher les uns les autres pour bien se mettre en place, mais qui se la donnent quand même pas mal. Les chansons fonctionnent en général sur des grilles standardisées, standardisées du moins par le répertoire blues rock funky de l’époque. Ça donne une impression de live très forte, avec cinquante ans de délai, comme un genre de field recording capté dans une MJC noire américaine. Il y a une chanson que j’ai retenue plus que les autres puisqu’elle me fait légèrement penser à une collab entre Hendrix et le Can des débuts, époque Monster Movie et Delay 68, avec Malcolm Mooney au micro. Et cette chanson en question, elle est signée par un groupe qui s’appelle, attention tenez-vous bien… MUSE ! Je ne vous mens pas, ce n’était pas fait exprès et la coïncidence était trop belle pour ne pas la relever !
LOUISA DÉCOUVRE PLEIN D’TRUCS GRÂCE À RADIO NOVA
« La s’maine dernière, j’ai écouté Radio Nova, comme ça, en révisant, et p’is…c’est pratique d’écouter sur l’ordi, parce que j’regardais direct les titres et donc j’ai noté plein d’trucs ! C’était chouette ! [Qu’est ce qui te fait écouter Nova ?] C’est quand j’sais plus quoi écouter euh…parce que quand j’vais sur Spotify ou Deezer, faut que j’choisisse un truc et…des fois, j’ai rien à choisir, j’ai pas envie d’choisir…du coup, y’a des moments comme ça où j’ai b’soin d’chercher des nouveaux artistes, sauf que ça m’prend du temps, parce qu’y faut qu’j’aille sur les MySpace, faut que j’trouve des trucs et tout. Et du coup bah j’écoute Nova et là j’découvre des trucs direct. (…) [Pourquoi Nova alors, par rapport aux autres radios ?] Bah parce que ça passe des trucs euh…originaux ! Qu’on connaît pas forcément. (…) C’est des titres qu’on entendra pas ailleurs ! Donc après bah moi j’peux aller chercher plus loin. Parce que j’sais que…les artistes qui sont sur NRJ, j’vais pas noter l’nom et aller les chercher7 ! [Pourquoi pas?] Bah parce qu’en général euh…pfff c’est pas l’genre de musique que j’aime bien ! [Pourtant t’aimes bien l’électro et NRJ en passe, non ? Tu trouves que c’est pas de la bonne électro ?] Ouais, non ! C’est euh…En général, c’est euh…bah voilà, pour danser, pour s’amuser, mais après, bon, ça sert à rien quoi ! » (Louisa, Term L, père cadre du privé, mère professeur de français et histoire-géo en CFA. Diplômés du supérieur)
On dira ce qu’on veut de Radio Nova, y compris de l’évolution récente de sa programmation, mais la station fondée par Jean-François Bizot n’a jamais perdu sa vocation à faire découvrir de la nouvelle musique à celles et ceux qui l’écoutaient. C’est ce que nous confirme Louisa, élève de terminale littéraire, tout en insistant sur l’atout majeur de l’entité radio face aux plateformes, c’est-à-dire la capacité de prescrire des morceaux plutôt que de laisser l’auditeur chercher ce qu’il veut écouter, parce qu’en effet ça prend du temps de chercher de nouveaux artistes, elle a bien raison. Là où Louisa dérape totalement en revanche, c’est dans la conclusion de son intervention, lorsqu’elle déclare que la musique faite pour danser, pour s’amuser, « ne sert à rien ». Si jeune et déjà si réac, si protestante, c’est terrible, inadmissible ce genre de comportement ! On espère qu’elle a depuis découvert la vérité du groove !
Pour accompagner sa pensée, j’ai choisi un morceau imparable et inévitablement dansable que j’ai découvert sur Nova à l’époque de sa sortie, c’est « The Greatest Hit », tube de la Suédoise Annie produit par son compatriote Erot, mort prématurément en 2001 alors que son travail laissait entrevoir une belle carrière dans la nu-disco. L’instru sample sans vergogne le hook du « Everybody » de Madonna (son premier single, sorti en 1982), mais niveau chant Annie n’a rien à voir avec la célèbre Italo-New-Yorkaise et donne plutôt dans un quasi parlé-chanté, mêlant le diaphane au cristallin. La prod d’Erot gonfle la dansabilité pourtant déjà conséquente de l’original et bref, je me rappelle ma découverte comme si c’était hier et je bouge irrésistiblement la tête en le réécoutant alors que je me trouve pourtant dans un lieu public, entouré de gens qui travaillent et qui n’ont pas du tout l’air partis pour kiffer avec moi.
KARIM ET ÉMILIE ÉCOUTENT CE QUI FAIT LE PLUS DE VUES
« J’tape l’artiste et j’regarde les chansons les plus téléchargées, et euh…c’est les plus téléchargées en général que j’prends. [Est-ce que t’arriverais à m’expliquer pourquoi tu fais ça ?] Bah parce que c’est les plus connues, donc j’pars du principe que c’est celles qui m’plairont l’plus (…) Déjà que j’télécharge beaucoup trop, en plus si j’me mets à télécharger des trucs que personne télécharge euh…’Fin que personne connaît euh (rire). [C’est comme une sorte de gage de qualité si elles ont été téléchargées ?] Ouais, bah c’est ça, p’is c’est comme des fois, j’vais sur Deezer et j’prends les…Maintenant y font un truc pas mal y font les 5 titres les plus euh…populaires, de chaque artiste. Et du coup, bah j’vais plus vers ceux-là, parce que…en général c’est…Ouais, c’est l’plus euh…ceux qui sont connus. » (Emilie, 1ère ES, mère conseillère en assurance, niveau 1er, père employé de la fonction publique, BEP)
« [C’est bien quand y’a beaucoup de vues en général sur une vidéo YouTube ?] Quand y’a beaucoup de vues c’est que c’est bien ! Ouais. Ou en tout cas, c’est que le mec il est connu. [Et donc ça du coup ça peut devenir intéressant.] Ouais. Ouais parce que le gars il…En fait c’est même pas…Le gars s’il a toutes ces vues c’est que c’est déjà un classique, il a déjà prouvé, tu vois, et forcément c’qu’il va sortir c’est forcément bien, tu vois ? » (Karim, Term Bac Pro, mère télé-conseillère, niveau CAP)
L’enquête de Tomas Legon a eu lieu à une époque où le rap français n’avait pas encore complètement pris la dimension qu’il possède depuis maintenant dix ans, mais le nombre de vues était déjà un critère de choix, comme en témoignent les propos d’Émilie et Karim, lesquels servent au jeune chercheur à évoquer l’idée d’excellence démocratique, par opposition à l’excellence artistique. Ce que j’ai compris des arguments de Legon, c’est qu’une partie des lycéens décident de ce qu’ils écoutent en fonction des prescriptions de médias jugés comme experts ou particulièrement compétents (c’est notamment le cas des deux zicos mentionnés plus haut), là où d’autres jeunes auditeurs préfèrent choisir tel ou tel morceau en se fiant (la notion de croyance est ici primordiale, dans un domaine où la rationalité scientifique ne fonctionne pas) à la popularité d’un morceau. Popularité qui d’une certaine manière les prédispose à aimer le morceau en question, et également à aimer les futures sorties d’un artiste à succès. La loi de la jungle, en somme, à l’échelle de l’écoute digitale, c’est là que semblent évoluer Karim, Emilie, et l’immense majorité des gens qui se connectent aux plateformes pour écouter de la musique aujourd’hui.
Pour donner un peu plus de sens à ce constat, j’ai choisi « Swing Lynn », un de ces morceaux obscurs qu’on croise paradoxalement de plus en plus depuis quelques années, puisqu’ils sont devenus des sensations virales grâce à TikTok ou à l’algo YouTube. C’est une chanson indie-rock à plusieurs dizaines de millions de vues, signée par un garçon appelé Nacho Cano – qui signe sa musique sous les pseudos de Harmless et de Twin Cabins –, que m’a envoyée un ami et que j’aime beaucoup, à la manière de millions d’autres gens qui l’ont récemment sortie de l’anonymat de longues années après sa sortie, en 2012. Un petit hit à la Real Estate meets Mac Demarco, ça mange pas de pain, et je vous invite à aller écouter la discographie du mec, dont les rares disques sont aujourd’hui devenus des raretés au sens commercial du terme. L’album dont est extrait le titre a été réédité par Diggers Factory, label spécialisé dans le pressage de vinyles à la demande – à la bonne heure.
NOÉ AIME LES HITS AU MÉPRIS DES GENRES
« Moi, quand j’connais une musique, c’est sur la radio. Fun radio, NRJ. [Ça, c’est l’plus souvent ?] Ouais. Quand j’veux connaître une musique, j’appuie sur le bouton et j’écoute (rire). (…) C’est très simple : je vais sur l’site de Fun Radio, j’écoute la radio avec le lecteur, mais j’vais sur l’site pour voir le titre qui…a été lancé quoi ! Donc si j’aime bien c’titre, je…note, et j’vais l’acheter quoi ! (…) [Toi y’a des styles que tu préfères ou pas vraiment ?] Euh…les hits. [C’est quoi que t’appelles les hits en fait ?] Les nouveautés. [Peu importe le style par exemple ?] Euh (visiblement décontenancé par ma question) [Je sais pas, par exemple, aussi bien Owl City que Gossip, que Muse ou David Guetta par exemple ?] Ouais ! Ouais, voilà, j’aime bien ! Toutes les musiques que tu viens d’me dire, elles sont dans ma radio10 (rire) (…) [Donc du temps que ça passe beaucoup, que c’est des hits, ça peut t’plaire ?] Ouais ! [Ça peut être aussi bien de la variété française que un groupe de metal, que d’la Tech, que…] (il me coupe) Euh metal non ! (rire) Metal j’aime pas. Hard rock, j’aime pas. [Ok. Et par exemple, t’aimes bien Linkin Park11 ?] Ouais, ça va ouais ! » (Noé, 2nde, mère hôtesse d’accueil, CAP, père commerçant et moniteur de ski, bac).
(…) Noé a créé sa propre web-radio, sur un modèle d’une radio de Top 40. Au cours de l’entretien, il m’explique le rôle du « bon » professionnel de la radio. La figure de l’expert disparaît au profit d’un programmateur au service du plus grand nombre : « Des fois on demande des avis aux gens quoi ! Après, on dit “ah ouais, ce s’rait bien d’la mettre, elle est connue” (…) J’passe de tout ! Comme ça y’a pas d’jaloux ! [Et toi t’aimes bien tous ces trucs là ?] Ouais ! Bah faut être un peu ouvert quand même hein ! Si on aime qu’un style particulier…On peut, hein ! Mais ça va être difficile d’amener beaucoup d’audience quoi.»
La personnalité de Noé est sans doute celle qui m’a plus intrigué dans l’article de Tomas Legon, surtout parce qu’il a créé une webradio spécialisée dans les hits : « J’passe de tout ! », s’exclame-t-il lui-même ! Ce serait intéressant de savoir où il en est dix ans plus tard, comme ces jeunes qu’on voit dans les vidéos vintage de l’INA et tout le monde dans les commentaires YouTube demande si quelqu’un sait ce qu’ils font aujourd’hui. Ce que j’ai aussi retenu de ses propos, c’est la mention de Owl City, projet pop EDM d’un Américain à frange avec une dégaine de PNJ, dont je n’avais jamais entendu parler bien qu’il ait pour le coup connu un succès majeur à l’époque (plus d’un milliard de vues au total). Dans l’ensemble, sa musique m’a insupporté à l’exception de ce track, « Fireflies », son plus gros hit – me voici à mon tour sous l’emprise de l’excellence démocratique ! Le petit riff rock-rave-Starbucks au refrain, là, j’aime bien, je me sens en paix, réconcilié, avec quoi ne je sais pas trop, mais ça marche. Les lyrics me font encore plus décoller : Everything is never as it seems… À MÉDITER .
ACHILLE LE SNOB ARTY ET SES COPAINES VENU.E.S DE FAMILLES TRÈS DOTÉES EN CAPITAL CULTUREL
[Comme on peut pas s’appuyer sur la télé ou sur l’essentiel des radios, ça vient d’où les nouveautés, comment on est au courant qu’il y a un truc qui sort ?] Achille : Ben en fait on suit déjà des sites internet, euh des blogs tout ça qui disent les nouveautés plus indé. [Genre ?] Robinson : Bah Pitchfork, Maximal Minimal. Achille : Tsugi, le site de Tsugi. [D’accord. Comment on se met à suivre ces sites là ? Vous vous rappelez un peu ?] Félix : Moi j’ai un pote qui m’a conseillé d’aller sur un blog qui s’appelle Gorilla vs. Bear. C’est un truc qui fait que de la musique indie. J’me suis dit qu’y avait tout un nouvel univers qui s’ouvrait à moi. Ce pote là, il touche un petit peu à tout, il a fait beaucoup de musique, beaucoup d’art et…c’est vrai qu’il a du talent. [Du coup quelqu’un qui fait une école d’art on lui fait un peu confiance sur des goûts artistiques, c’est une forme de…] Robinson (me coupe) : Ouais, c’est sûr qu’on va avoir plus confiance en culture fin’… un mec qui est en école d’arts qu’un mec qui est en BTS plomberie quoi ! (ton de l’évidence, rires). Camilla : Et sinon, y’a les labels aussi pour découvrir de la nouvelle musique. Moi je fais confiance à un label particulier, Kranky. C’est un des meilleurs labels euh…de mon moment. Achille : Maintenant y a plein d’artistes qui créent leur propre label. Par exemple, Nicolas Jaar, je sais pas si tu connais, il a fait un label, si j’vois un artiste qui est sur son label je vais l’écouter directement. » (Félix, Term. S, père patron d’entreprise, mère professeur des écoles. Études supérieures. Achille, Term. ES, père médecin et mère éducatrice. Camila, 1erL, père restaurateur, mère travaille « dans la mode », niveau lycée. Christian, 1er S, père médecin et mère femme au foyer. Études supérieures au bac.)
On termine avec l’intervention qui m’a fait le plus rire, et pas que de bon cœur, il faut le dire. Une intervention collective comme vous pouvez le voir, avec un groupe de lycéens d’une ville francilienne riche, qui doit être Neuilly, Viroflay, Le Vésinet, Neuilly, Boulogne voire Maisons-Laffitte allez savoir. J’avoue que je ne me rendais pas compte, en 2011, que des élèves de première pouvaient lire des médias (pour moi déjà vachement darons) tels que Tsugi, Pitchfork et encore moins les blogs Minimal Maximal ou Gorilla Vs Bear, déjà j’ai dû encaisser ce choc (sans parler de l’éloge de Nicolas Jaar, même si pour le coup je me rappelle bien sa hype à l’époque). Ensuite j’ai saisi qu’il y avait une expression de cette forte valeur culturelle associée à la culture indé de cette époque, qui ici désigne moins l’indie-rock que toute musique sortant hors majors (et à l’éthique plus ou moins authentique qui s’y superpose), qui intègre donc aussi des choses ambient ou post-punk ou techno, et j’en passe. Mais le meilleur moment du passage, c’est la mention, par Félix, de cet ami qui fait « beaucoup de musique et beaucoup d’art » et qui lui sert de prescripteur. Cet ami est jugé crédible car il est en école d’art, par opposition à « un mec qui est en BTS plomberie ». Outre la violence sociale de ce jugement, c’est aussi l’étroitesse du critère qui me frappe : un gars un peu artiste va forcément ne donner que des bons conseils, là où un futur plombier n’écoutera que des trucs random. Est-ce que je pensais comme ça quand j’étais au lycée ? Sans doute un peu, voire beaucoup, mais comme j’étais encore plus infernalement snob que Félix, Achille, Christian, Robinson et Camilla, j’avais surtout tendance à croire les music weeklies anglais et les playlists d’Ivan Smagghe affichées chez Rough Trade rue de Charonne. Chacun ses influenceurs, les jeunes !
En revanche il y a une note très touchante dans cette intervention, c’est la mention du label Kranky par Camilla (dont la mère « travaille dans la mode »). Franchement, ça je l’avais pas vu venir. Je suis allé voir ce que sortait Kranky au début des années 2010 (je me rappelais surtout leur catalogue post-rock/ambient du milieu nineties, avec Jessamine, Labradford ou Stars of the Lid), ça ne m’a pas emballé mais je pense avoir un peu compris le délire, le délire indé, là encore, de cette époque, au sens d’une esthétique multigenres, mais très marquée par des parti-pris communs de prod, d’image ou d’élégance. Une esthétique selon moi très scolaire, voire académique, mais qui fonctionnait très bien sur le plan marchand, et qui fonctionne d’ailleurs encore pas mal aujourd’hui. Il y a un disque dont j’ai trouvé qu’il sortait du lot à cette période, c’est celui de Christina Vanztou (son premier LP), et c’est le dernier track du disque que j’ai choisi. Même si, au fond, je trouve toute cette musique et toute ces scènes profondément datées et vidées par le temps, ou plutôt par ma perception du temps, des modes et de la modernité chic – si ineffable qu’elle en devient triste sitôt dissipée – qui caractérise ces musiques depuis des décennies.