Il y a dix ans, Napolian faisait franchir au g-funk le numéricon

Napolian Incursio
Software, 2014
Napolian Road To Incursio
Software, 2014
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Musique Journal -   Il y a dix ans, Napolian faisait franchir au g-funk le numéricon
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La nostalgie est à la mode paraît-il. Et soyons honnêtes, une partie de moi le sera toujours un peu du début des années 2010, disons de la période comprise entre 2011 et 2015, de ce que cet espace-temps a pu faire émerger et représenter musicalement, de la première fois que j’ai entendu No World ou The Redeemer, du rôle de labels comme Hippos in Tanks, de la découverte de d’Eon et d’Elysia Crampton, des nuits passées sur Tiny Mixtapes et des hivers enneigés au CTM Festival, de mon obsession renouvelée pour chaque projet de James Ferraro, bref d’un profond réenchantement de mon parcours d’auditeur, comme cela avait pu être le cas dix ans auparavant avec la deuxième vague du rap « indépendant ». Rétrospectivement, j’y vois aussi comme un moment charnière dans l’underground électronique, où se sont inventées la plupart des formes musicales en mouvement aujourd’hui, du cloud rap à la vaporwave et du post-club à l’hyperpop : un de ces moments où s’écrivait ce qu’on appelait autrefois la « musique du futur ».

De cette époque sont nés des artistes devenus célèbres comme OPN ou Arca, des musiciens qui continuent à opérer sous un relatif anonymat et d’autres qui ont brutalement disparu de la circulation, parce que parfois malheureusement la vie peut être courte (RIP SOPHIE & Sd Laika). Décédé en 2021 à seulement 29 ans, Ian Christian Evans aka Napolian n’aura jamais eu la chance d’être véritablement (re)connu de son vivant, malgré ses contributions précieuses aux premiers projets d’A$AP Ferg et de Kelela et des débuts prometteurs sur le label de Daniel Lopatin (Software Recording Co., la division « expérimentale » de Mexican Summer).

J’ai découvert Napolian avec « Hoobangin 96’ (Blue Wrangler Sport) », un track issu d’un split EP avec Computer Dreams sorti en 2011 sur Beer on the Rug, label fer de lance de la scène vaporwave 1ère génération dans laquelle il gravitait à moitié à l’époque ; je me souviens avoir été scotché par la myriade de références culturelles enchevêtrées, entre revival g-funk et maximalisme digital, effets VHS et ode au cruising, avec pour principal sous-texte l’hymne éponyme de Westside Connection. Un an plus tard c’est « False Memories », cette fois ci extrait de son EP Rejoice, qui achèverait de me convaincre grâce à son beat uptempo et ses synthés flamboyants, son sample rythmique de Prince et ses chœurs légèrement screwés, le tout sur fond de drive-by shooting décéléré à la sauce Menace II Society. Je n’étais alors pas certain de tout à fait comprendre qui se cachait derrière ce nom de scène à la consonance vaguement méridionale mais une chose était sûre : Napolian was repping L.A.

Incursio est le premier (et unique) album de Napolian – et son deuxième projet sur Software, après le fastueux Rejoice. Au moment de sa sortie, en mai 2014, l’écurie s’est déjà taillée une solide réputation dans l’inframonde des musiques électroniques hors-pistes avec un riche catalogue alliant HD et lo-fi, du rétrofuturiste Channel Pressure de Ford & Lopatin au séminal Colonial Patterns du Midwestener Huerco S. La concurrence est féroce et le Zeitgeist plus brumeux que jamais en ce début d’année, qui a vu éclore, depuis les faubourgs de Londres, deux grands disques d’électronique fragmentée, aux textures impénétrables et aux motifs géométriques abstraits, Ghettoville d’Actress et ESTOILE NAIANT de patten, sortis coup sur coup sur les mastodontes Ninja Tune et Warp. Tout à rebours de ses cousins anglais, des arrêtes brutalistes du premier et des limbes sonores du second, Incursio déroule la bande-son maximaliste de l’Hyper-Amérique, saisie depuis son épicentre angelin. A l’image de son titre, qui suggère autant la conquête sonore que le complexe militaro-industriel US – et renvoie, par un jeu de connotations, à l’imaginaire épique des batailles napoléoniennes (que, par un curieux hasard de calendrier dont je ne m’explique RIEN, Ridley Scott aura dernièrement tenté de raviver) –, c’est un disque résolument offensif, plein de complots et de menaces diffuses, d’ambivalence technologique et de références bibliques, qui navigue sur une ligne de crête entre funk balnéaire et trap militaire, hood romance et eschatologie trance ; un kaléidoscope cinématique dont les images oscillent entre mystique gangsta façon Kahlil Joseph et millénarisme pop à la Southland Tales.

La cité des anges est connue pour être un laboratoire urbain en même temps qu’un avant-poste des mutations sociales contemporaines. Mike Davis y a vu la « capitale du futur » et Jean Baudrillard un « désert du réel », le lieu par excellence de la simulation et de l’hyperréalité. Il m’a toujours semblé que L.A. était aussi une sorte de laboratoire musical, qu’il y avait comme un continuum g-funk à l’œuvre dans l’inconscient collectif angeleno, une trame invisible dans la fabrique de la ville qui reliait secrètement les productions bodybuildées de Dr. Dre, les élucubrations rapologiques du West Coast underground et les expérimentations rythmiques de la beat scene. J’entends par là ce petit truc insaisissable qu’on retrouve aussi bien dans n’importe quel track de smooth g-funk ou d’Earl Sweatshirt, ce groove faussement laid-back, à l’ombre des palmiers, qui loin de nous relaxer, nous ramène sans cesse à la dualité ontologique de la ville. The brighter the light, the darker the shadow.

C’est probablement à L.A. d’ailleurs que l’hybridation du hip hop et de l’électronique au début des années 2000 a été la plus libre et la plus radicale, un décloisonnement en grande partie favorisé par le label Alpha Pup, le club Low End Theory et la radio en ligne Dublab (tout ça a déjà été largement documenté), dont Flying Lotus constitue sans nul doute l’icône underground, Thavius Beck et Giovanni Marks les héros anonymes – il faut se souvenir de la mini-révolution que représentèrent en leur temps pour les nerds de France et de Navarre le gangsta rap digital d’Adlib et le glitch-hop de Subtitle ; je ne parle évidemment pas ici de la micro-scène geeksta rap/nerdcore que tout le monde avait oubliée depuis MySpace (s/o MC Router!). En surface, les années 2010 y ont été marquées (de manière plus ou moins successive) par le mouvement Jerkin’, la déferlante Odd Future et la ratchet music de DJ Mustard, qui a offert à L.A. une alternative temporaire à l’hégémonie grandissante de la drill. Rien de tout cela ne semble avoir eu de prise sur Napolian, dont on sent, à l’instar de son aîné FlyLo, qu’il a baigné dans le bouillon West Coast originel, celui de DJ Quik et de MC Eiht, au point d’en étudier religieusement les beats et d’en devenir un brillant exégète.

« Reminisce » est peut-être l’un des morceaux les plus emblématiques du son Napolian : un beat hip hop laid-back, des snares secs et appuyés, une basse synthétique, une ligne mélodique nostalgique et sucrée, l’ensemble créant une vibe chill qui m’évoque immédiatement les paysages ensoleillés de la Californie du Sud. La vidéo qui l’accompagne montre son protagoniste déambulant dans son quartier de L.A. après ce qu’on suppose être une longue absence, checkant ses potes entre une séance avortée chez le barbier et une session de brownbagging sur le trottoir. Selon son réalisateur Ramez Silyan, le clip « met l’accent sur le sentiment d’étrangeté dans un endroit autrefois familier. Il s’agit de marcher dans les rues où l’on a grandi et de voir des gens que l’on n’a pas vus depuis des années, de prétendre que rien n’a changé alors que rien n’est resté pareil ». En faisant quelques recherches pour écrire cet article, je me suis rendu compte qu’il y avait un titre de 2Pac de 1995 qui racontait peu ou prou la même histoire (« Damn, you been away from the hood too long / A lot of things have changed since you’ve been gone »), il s’agit de « Where U Been » qui est en fait un inédit jamais paru sur All Eyez on Me et dans lequel figurent plusieurs membres des Outlawz dont un certain Napoleon (!), ce qui à mon sens contribue rétrospectivement à faire du rap west coast des 90’s l’objet même du souvenir dont il est question ici – mais vous allez me dire que je digresse.

L’autre hit de l’album, si j’ose dire, est « DARPA », sigle de l’agence du département de la Défense américaine chargée de la R&D des nouvelles technologies militaires. La production est spatialisée pour ne pas dire spatiale, il y a un côté décollage de fusée / Cap Canaveral, c’est ample et ça prend le temps de se déployer, bref on sent qu’on est à L.A., ça ressemble à du Araabmuzik au ralenti ou à ce qu’aurait pu être du Lab Waste bien produit, une sorte de blockbuster hollywoodien paranoïde sci-fi. Une poignée de pistes (le triptyque « INTernal », « Principalities », « THERM.G ») poursuivent dans cette veine cyber-thriller techno-positiviste, cette esthétique du contrôle et de la surveillance que Mike Davis explorait dès 1990 dans City of Quartz. Le reste se situe entre ces deux polarités, du très relaxant « L O B B Y » avec son titre e s t h é t i s é vaporwave, qui me rappelle l’abstract hip hop de DJ Cam période Substance (le fameux break de « Twilight Zone ») au pré-apocalyptique « Seal VI » qui sonne comme une version distordue et ultra-compressée de « Lapdance » de N.E.R.D. Sans oublier « Is It Love ? », la formidable piste d’ouverture tout en rondeur et en (dés)équilibre, à la fois aérienne et martiale, insouciante et orageuse, avec sa manière subtilement polyrythmique de (dé)placer les accents sur le charley.

Pour autant, Incursio n’est pas un énième album de hip hop électronique (pas de boucles ni de syncrétisme à la Prefuse 73 ici), mais un disque électronique, encodé dans un format rap (la production est synth heavy et la plupart des pistes tournent autour de 3 min). On se souviendra d’ailleurs de 2014 comme de l’année des beat tapes : James Ferraro sortira SUKI GIRLZ quelques mois plus tard à peine, ce qui conduira le critique britannique Adam Harper à disséquer cette « nouvelle vague de beats aliénés éblouissants » dans sa colonne mensuelle pour The Fader. L’album sera suivi par l’excellent Road To Incursio (Mixware 01), une mixtape collaborative qui en prolongera la vision à grand renfort d’inédits et d’edits en tous genres, de beats sur circuit-intégré et de productions électrifiées émanant d’autres membres de son crew (The Renaissance, composé de Tairiq & Garfield, Dro Carey et Dezo) et qui restera a posteriori comme le manifeste injustement ignoré de cette petite avant-garde angeleno, à une époque où tous les regards convergeaient vers le post-club naissant du collectif Fade to Mind. La compilation héberge parmi mes morceaux préférés de Napolian, comme « Mike », « IARPA » (Letters to Earth) » ou encore « Walk II » et je ne suis pas loin de la considérer comme l’un des meilleurs trucs qui se soit jamais fait en la matière.

Au final, Incursio n’est pas un album SUR Los Angeles mais DONT Los Angeles semble être le principe directeur, un disque qui épouse la géographie intime de la ville et dont les pistes sont comme autant de freeways reliant Watts, CalTech et Venice Beach. C’est un disque de g-funk du littoral (l’océan bruisse presque toujours, en arrière), cybernétique et dystopique, annonciateur de notre ère d’anxiété algorithmique à l’heure de l’Amérique pré-Trump. Et me rappelle incidemment que la musique est toujours et avant tout une incursion dans le temps.

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