NMNL fait tourner la routourne du dembow

NMNL Dafne
Soundcloud, 2024
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Musique Journal -   NMNL fait tourner la routourne du dembow
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Assez souvent, il faut bien avouer que nous autres écrivaillons des franges de l’industrie musicale sommes carrément largués. Je dois donc avouer que j’ai eu du mal à comprendre l’irruption, cette année, des deux dernières mixtapes de NMNL, jeune producteur et rappeur dominicain. Sur celles-ci, on entend un mélange de mumble rap et une approche mélodique quasi hyperpop, tout ça au pays du dembow. Pour essayer de comprendre ce qui a poussé NMNL à invoquer les spectres de Migos bredouillant des mots d’amour, j’ai donc décidé qu’il n’y avait qu’une solution : faire marcher ensemble Franck Ribéry et Jacques Derrida. 

« La routourne va vite tourner », prédisait en 2013 l’archange de l’aile gauche du Bayern Munich. La phrase est vite devenue l’emblème du mépris de classe et de la crétinerie des parvenus du Canal Football Club, trop heureux de renvoyer l’international français à ses origines modestes et à son parcours atypique. La clique de chroniqueurs en costumes Armani cintrés avait bien évidemment loupé le caractère réellement prémonitoire et visionnaire de la saillie du Kaiser Franck. 

L’enfant du quartier du Chemin-Vert à Boulogne-sur-Mer ne connaît que trop bien la manière dont le temps sort de ses gonds et dont le destin de la classe ouvrière du Nord se joue comme une boucle lancinante qui parfois bondit hors de la partition. « Le temps hors de ses gonds » est une expression tirée des Spectres de Marx de Jacques Derrida et que lui même empruntait au Hamlet de Shakespeare (« The time is out of joint ») pour signifier la manière dont les spectres viennent rappeler à ceux qu’ils rencontrent les fissures du temps présent. Un spectre intervient donc pour alerter les contemporains sur la manière dont leur temps est disjoint, et la nécessité de remettre le présent en perspective avec un passé et un futur. Franck Ribéry avait bien vécu ça, en voyant par exemple les hauts fourneaux de la Comilog fermer en 2003. Le chapitre le plus glorieux de l’histoire ouvrière de Boulogne-sur-Mer était alors terminé et la pauvreté, dans cette ville désindustrialisée, le signe d’une cassure temporelle et d’un avenir brisé, tandis que la demi-vie des produits de l’industrie hanterait pour toujours les entrailles de ce territoire.

Dix années après cet évènement, Franck Ribéry prophétise donc la grande routourne, à la veille d’un match de l’équipe de France contre la Géorgie comptant pour les qualifications pour le mondial 2014. Cette roue écrasante, ce cycle sans fin du progrès et du désastre, elle va vite routourner, sortir de son cycle normal. Les spectres vont ainsi surgir et rendre évidente la disjointure. 

Une autre décennie plus tard, à l’été 2024, un jeune producteur de la ville de Santiago de los Caballeros semble avoir entendu la prophétie de « Scarface ». Un ciel menaçant s’installe au-dessus de la vallée du Cibao, et les adorateurs du dembow dominicano prennent peur. NMNL (ou Emmanuel) uploade avec hâte sa deuxième mixtape de l’année. Après l’excellent ##PaKBaileJerk2K24 ##45*16 vient donc Dafne. Le temps disjoint se routourne sur lui-même, et fait ainsi éclore l’imprévisible.

En effet, depuis plusieurs décennies, le dembow règne en maître en République Dominicaine et ne laisse que des miettes aux autres genres musicaux. Surtout, la roue écrasante et ses cycles prévisibles et impérieux ont pris un tour particulier. Dans les années 1990, c’est le hip-hop américain et le reggae qui infusent dans la culture musicale caribéenne pour donner lieu aux premiers essais dembow comme sur le morceau « El Poco Tiempo » du groupe Grupo Unido ((la première occurrence du terme étant jamaïcaine, on le rappelle). Petit à petit, comme dans tout mouvement dialectique bien huilé, les rythmes syncopés de la musique de rue dominicaine se font de moins en moins discrets autour du globe. Et lorsque démarre la décennie 2020, c’est l’hégémonie. Des chanteurs de variétés aux projets drill les plus nébuleux, on retrouve partout dans le monde un petit soupçon de dembow pour relever les instrumentaux ternes de l’aire de la MAO manufacturée en masse.

Dans ce mouvement, la République Dominicaine devient donc peu à peu l’un des centres du monde de la musique, et s’enfonce dans les dichotomies les plus inextricables : le dénommé El Alfa devient l’équivalent d’un Artus de la global bass sur « Parararara », quand Tokischa joue sa nièce rebelle en école d’art, une position un peu bancale. NMNL prépare alors, dans son coin, une voie de sortie en invoquant les spectres du mumble rap de 2015. Les deux mixtapes du rappeur, producteur et membre du « Dominican Swagger Gang » – comme le dit le name tag qui ouvre chaque track – sont très déroutantes. Dans un pur style de Future latino-caribéen, NMNL déroule des plages vaporeuses de trap psychédélique très éloignée des syncopes de plus en plus maitrisées du dembow dominicain. Doucereux, déprimé, parfaitement intoxiqué, NMNL nous rappelle la grandiloquence dans l’intime d’un genre déjà presque oublié, mais aussi combien l’ère du Soundcloud mumble a imprégné la pop contemporaine. 

Il est difficile d’extraire un morceau de l’ensemble Dafne, mais on peut noter que la formule s’est radicalisée par rapport à son opus précédent, dans lequel on pouvait plus facilement déceler les traces de musique dominicaine. Sur Dafne, les instrumentations sont surchargées et les synthétiseurs ont cette patine Nintendo que l’on retrouvait par exemple chez le Lil Yachty des débuts. L’ambiance est clairement défaitiste, avec plusieurs slogans récurrents : « Let underground trap music fuck your life », le tag « Molly music » et le très abusé « Legalize el fentanilo ». Le projet semble donc s’en coller une bonne aux opioïdes, de préférence seul, en comatant devant des animes. Un morceau comme « CLNNY » exprime parfaitement cet état d’esprit, avec ce mélange d’ambiance défonce et ses petits claviers de ringtones très mimi, quasi hyperpop. Un titre comme « TUYO x100PRE » est peut-être encore plus cruel, on y sent bien l’histoire d’amour contrarié, la distance et la frustration, exprimée avec beaucoup de délicatesse et une mélancolie vraiment touchante. Sur « Molly Talk 2 », le sujet invite NMNL à nous servir une sauce ambient et cloud rap très convaincante. Globalement, la mixtape est remarquable dans son ambition de nous foutre le cafard tout en y délayant un fond de groove réconfortant. On note que tous les morceaux sont dans la même gamme, rendant l’écoute de la mixtape très fluide, même si cela nous mène aussi dans une zone d’indistinction, et à la longue de lassitude. J’ai tout de même très hâte d’entendre la prochaine sortie du Dominicain.

Alors voilà, le spectre de la musique de 2015 s’invite là où on ne l’attendait pas, et nous invite à réfléchir avec NMNL et Franck Ribéry sur le temps disjoint du dembow de 2024, sur ses recettes un peu trop revisitées et ses mariages un peu forcés avec les genres en vogue du moment. Et c’est peut-être la tristesse infinie de la génération de rappeurs d’après la crise des subprimes qui pourra routourner la musique dominicaine. En attendant, je n’ai qu’une envie, c’est de réécouter mon track de trap triste favori de 2015

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