Il s’est vendu 8 millions d’exemplaires de Rapture dans le monde, mais je trouve quand même que ce disque n’est pas assez reconnu (en tout cas hors des fans de soul/R&B 80 que l’on voit s’épancher dans les commentaires Deezer) comme l’époustouflant chef-d’œuvre qu’il reste encore aujourd’hui. Il suffit pourtant d’appuyer sur play et de laisser partir l’intro de son premier titre « Sweet Love » pour comprendre le succès de ce deuxième album de la chanteuse Anita Baker, alors âgée de 28 ans et employée au poste de secrétaire dans une entreprise, après un premier LP qui n’avait pas marché trois an plus tôt, en 1983.
Aux premières mesures de « Sweet Love », donc, les musiciens démarrent tellement fort qu’on dirait qu’ils façonnent leurs instruments respectifs en un seul et incroyable méga-instrument, à la fois piano, batterie, synthé, basse, habité par un souffle d’affirmation, par une effusion de sentiments toute en fierté, en assurance – ça va marcher, c’est sûr, c’est pour la vie, semble dire Anita à son mec. C’est un morceau, puis une suite de morceaux, où tout semble occuper pile la place qui lui revient, à la bonne hauteur, selon le bon déroulé, où chaque note se trouve exactement là où il faut. Assistée du producteur Michael J. Powell – qu’elle avait connu dans son groupe de jeunesse, Chapter 8 – et de quelques musiciens de studio surmotivés, Baker vise la perfection, l’atteint, l’entretient : on contemple un produit musical agencé comme les superbes et vastes intérieurs neufs de l’Upper East Side ou Beverly Hills dans lesquels on l’imagine chanter à gorge déployée et plus généralement vivre sa vie de femme amoureuse. On n’arrive pas à croire qu’on s’était jusqu’ici passé de cette perfection formelle, de la beauté de ces mélodies et de ces structures riches mais fluides, et on se dit qu’à la sortie de Rapture les gens ont dû se demander où s’étaient cachées pendant tout ce temps ces chansons si idéalement conçues pour être fredonnées, hurlées ou dansées en masse.
Esthétiquement, la palette de Rapture peut cliver : l’éclat cristallin du son, l’expressivité à la fois très technique et très « sentimentalisée » d’Anita, et surtout l’ambiance soul-jazzy nouveau riche peuvent faire fuir – et ont dû faire fuir – l’électorat de gauche amateur de réalisme et d’authenticité. Et en effet, à une époque de reaganisme hardcore, faite de théorie du ruissellement économique et de politiques urbaines largement défavorables aux Afro-Américains, Rapture paraît déconnecté du réel, sinon aveuglé par les rêves d’ascension sociale dont se nourrit son répertoire – et qu’il fait du même coup miroiter à ses auditeurs. Des auditeurs qui aux États-Unis faisaient en majorité partie de la nouvelle classe moyenne noire, soit d’une frange de la population à l’époque sans doute moins branchée par le nationalisme noir de Public Enemy que par le style plus apaisé et consensuel, plus résigné et plus adulte d’Anita et du style « quiet storm » dont elle devint très vite l’une des égéries.
A Quiet Storm, c’est le nom d’un album de Smokey Robinson paru dix ans plus tôt, dans lequel le songwriter et chanteur avait réuni des compositions au tempo plus modéré que la moyenne, et dont les textes se concentraient sur des thématiques intimes plus que sociales ou identitaires. Son statement se transforma alors en un véritable genre, et surtout en un format radio destiné à ces mêmes auditeurs mûrs, souvent en couple, en quête d’une bande-son adaptée à leurs soirées empreintes de romantisme et, pourquoi pas, de sensualité. C’est du champ du quiet storm que naîtront les slow jams, ces fameux morceaux « spécial câlins » qui deviendront des figures imposées de l’album R&B – ces « rythmes love » comme le dit si bien Lorent, DJ spécialisé dans le domaine depuis plus de vingt ans sur l’antenne de Générations, auxquels Twista, Jamie Foxx et Kanye West rendront ensemble hommage sur un tube de 2003 qui name-droppe Anita au refrain.
Alors oui, en effet, de Rapture se dégage un clinquant sans complexe, et sa couleur est celle des pubs pour les collants et l’après-rasage, elle valide l’esprit de son temps ou du moins elle y consent. Sauf que ce clinquant, cette qualité d’exécution et de rendu, sert un groove tellement impossible à refuser, tellement bien intentionné, qu’il transcende bien vite son signifiant « commercial ». Il est dans ce contexte le choix esthétique le plus judicieux pour capter les élans, les épiphanies, les extases pourtant si fugaces de la passion que partagent deux êtres. La teneur hyper « pro » de tout cet accompagnement témoigne à mon avis plutôt de la solidité, de la fiabilité de la relation décrite dans les paroles par Anita – les finitions sont clean, dans la salle de bains ils ont pas foutu des joints en silicone de merde, et dans la cuisine le bois du plan de travail va pas se dégueulasser en trois semaines, c’est du travail sérieux ici. Mais surtout, soyons clairs au risque de nous répéter : les chansons et leurs arrangements sont toutes des merveilles, on les dirait fabriquées dans un alliage rare de génie et de savoir-faire, et d’expérience je dirais que cette consistance de l’écriture ne se rencontre pas si souvent dans les albums de soul et de R&B des années 80, souvent produits en vitesse et/ou selon des compromis plus ou moins tenables. Rapture est court (8 morceaux, 36 minutes), mais il se passe tant de choses dans chaque titre que ça suffit bien assez : on a des changements d’accords ou de tempo en veux-tu en voilà, des ponts pas piqués des hannetons, des chœurs sublimes qui jaillissent un peu partout, et maintes ornementations pas loin du jazz-fusion et du prog d’hôtel cinq étoiles.
Ça donne un véritable festin en termes de samples, et c’est d’ailleurs par un track de MF Doom (Red & Gold sur Operation Doomsday) que j’ai pour la première fois entendu la musique d’Anita. Je ne sais plus où j’avais lu qu’en dépit de son image un peu gnangnan – surtout que le créneau quiet storm a pas mal souffert ensuite de l’émergence d’un R&B féminin post-new jack, plus hood et plus juvénile –, la chanteuse restait tout de même une sorte de passion secrète pour pas mal de rappeurs, et que s’ils fermaient parfois les vitres de leurs « govas », c’est parce qu’ils y écoutaient Rapture. Ce que l’on sait de source sûre en tout cas, c’est que ce gros démago de Drake, dont on connaît le tropisme quiet storm, l’a citée plusieurs fois, que André 3000 a parlé en 2017 de sortir une série de T-shirts à son effigie, et qu’à une échelle plus confidentielle le duo THEEsatisfaction a carrément sorti un EP en son honneur. En France, la communauté R&B est à la fois plus restreinte et plus immuable – en cela comparable à celles des fans de rockabilly ou de jazz-rock –, mais on peut avancer qu’au moins une chanteuse célèbre a été très influencée par Anita, et quand je vous dirai son nom et que vous aurez écouté Rapture vous vous direz à coup sûr mais oui évidemment : je parle de la regrettée Maurane, qui d’ailleurs n’était pas française mais belge et dont on se dit le flow oscillant entre douceur et puissance devait forcément à l’Américaine. Alors, repose en paix, Maurane, et coucou Anita, si tu nous lis.