Des voix samplées aux voix réelles : retour sur quelques disques de Kingdom

KINGDOM That Mystic EP
Night Slugs, 2010
KINGDOM Dreama EP
Night Slugs, 2011
KINGDOM Tears In The Club
Fade To Mind, 2017
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J’avais envie d’écrire sur Kingdom alias Ezra Rubin, et plus particulièrement je voulais confronter son premier LP Tears in the Club, sorti en 2017 chez Fade To Mind, à ses deuxième et troisième EP, That Mystic et Dreama, édités chez Night Slugs en 2010 et 2011. Si je tiens à les comparer, c’est que sur les deux EP, Rubin – qui on le rappelle est un Américain fan du hardcore continuum britannique – travaille exclusivement à partir de samples vocaux de R&B, là où sur l’album il opère en temps réel avec des chanteuses et chanteurs. Il va donc ici être question de voix, parfois défigurées, et de leur rencontre heureuse ou conflictuelle avec des instruments turbulents.

Le premier morceau du premier EP, l’éponyme « That Mystic », sample une ligne vocale de « Me&U », mégatube languissant et un peu paralysant de Cassie. Cette piste apparaît d’abord comme un corps caverneux et sombre d’où s’extrait une voix sautillante et indistincte, qui surnage au dessus d’une ligne mélodique, on entend des cliquetis puis, de ce qui semble être très loin, arrive enfin la voix pitchée de Cassie. Les subs s’évanouissent quelque peu, comme pour lui aménager un chemin, le tout atteint un équilibre incertain, avant de retrouver la structure initiale en expulsant sa voix. Sur « Bust Broke », le morceau suivant, Kingdom s’y prend un peu différemment avec la piste vocale et ce, même s’il semble qu’elle ne puisse, comme juste avant, pas entièrement fonctionner, marcher, presque tolérer la structure développée sans elle, et se doit de créer son propre espace d’expression. Ici, Kingdom sample « Soon As I Get Home » de Faith Evans. La voix d’Evans, qui apparaît après deux minutes de discours autonome des drums, opère une véritable trouée, une percée dans la dynamique du morceau, elle vient le tordre. C’est d’abord un bourdonnement, puis la voix circule dans un filtre et répète « Boy I really need you in my life ». Le moment de grâce, c’est quand la voix retrouve sa hauteur naturelle, et peut désormais réciter le reste des paroles (le refrain de l’original) et alors tout le reste disparaît. Mais l’accalmie est de courte durée, la voix se fait avaler par un sound design très cheap de pistolet, et le morceau de reprendre son discours, quasi imperturbable jusqu’à ce qu’une ligne électronique recouvre bientôt elle aussi le tout. Kingdom est le chef d’une grande cuisine où l’on se marche un peu dessus : dans « Fogs », qui sample « Sweet Dreams » de Beyoncé, la voix de la diva apparaît et se fait balloter après son surgissement, puis vient ponctuer presque tout le morceau de petits soubresauts verbaux et non-verbaux.

Le programme vocal que je préfère apparaît dans « Seven Chirp », dernier morceau de That Mystic EP. Plus que de simplement sampler le « 7 Interlude » du trio 702, il reprend la structure mélodique de cette interlude très minimaliste, pour en réaliser une espèce d’exégèse. Le morceau original, produit par Marc Kinchen aka la légende M.K. (influence majeure de Todd Edwards), travaillait déjà à partir de petits échantillons de voix et évoquait une émotion brumeuse et sombre, tout en étant très sensuelle. Ici, Kingdom échantillonne encore plus les voix, qui apparaissent alors presque comme des rebuts – le début d’une inspiration, un mot à peine. « Seven Chirp » tire quatre minutes haletantes de 39 secondes d’interlude et semble être traversé par un frisson illimité.

Dans son EP suivant, on assiste à un genre similaire d’expérimentations avec les voix. Kingdom sample « Like A Prayer » de Madonna sur « Hood by Air Theme », « Fallin » de Sadie Ama sur « Let You No » et « Knock Knock » de Monica sur « Stalker Ha ». Ce dernier constitue d’ailleurs mon hommage préféré au thème d’Halloween de John Carpenter, que l’on a beaucoup entendu dans le rap, notamment du côté du Tennessee. Ici, la ligne mélodique de Carpenter répond à des drums rebondies inspiration soca, un sample de « The Ha Dance » et une pluie de glitters ou de poussières d’étoiles qui rend le tout absolument irrésistible. « Stalker Ha » bénéficiera d’ailleurs d’un remix très cool par DJ J Heat – qu’on recroisera aux côtés de Kingdom –, quoique plus lourd et embarrassé car évacuant les drums légères et gambadantes de la soca au profit d’une oscillation entre une scansion jersey club et une rythmique trap.

Après avoir donc fait ses armes en début de décennie en retouchant des vocaux de divas (déjà !) anciennes, Kingdom se retrouve en 2013 à collaborer pour un EP avec des artistes pas encore tout à fait stars, des vocalistes sur le point de sortir d’une relative confidentialité, qui touchent le mainstream du bout du doigt de pied. Puis dans la foulée de ce projet, il va travailler sur tout un album qui sortira en 2017, Tears in the Club. Alors, qu’est ce que ça change de travailler avec des voix non samplées, de délaisser une matière pré-existante pour accompagner des artistes dans le processus même de leur matérialisation ? La question est déjà à relativiser, tant dans certains morceaux de l’album, Kingdom semble s’être plutôt attaché à compliquer la matérialisation de ces voix. On s’éloigne de performances vocales standard : tout est toujours très étrangement choppé, sur le point de se casser. Se pose désormais davantage la question de l’espace, et d’une certaine circulation des éléments dans ce même espace.

Sur « What Is Love », le premier morceau, en featuring avec SZA, les petits « back it up » que celle-ci répète en ouverture ne font que mieux accueillir sa voix tendre qui coule le long d’un premier couplet pourtant échauffé (« You’ve been sneaking on my mind. Keep messing up my head when I sleep. »). Sur le hook, sa voix se dédouble, ici et là on distingue quelques effets abrasifs déjà entendus dans des productions antérieures mais globalement la production est plus méditative, une nappe électronique vient tamiser et calfeutrer l’espace. Plus de grosses turbulences, quelques frémissements à peine. Sur les deux pistes suivantes, quasi instrumentales (« Each & Every Day » et « Natureworld »), les voix défigurées (pitchées ou noyées de reverb) sont utilisées comme des accompagnements percussifs. Sur le morceau suivant, « Breathless » se produit ensuite quelque chose de très vivifiant. Ce sont les inflexions de Shacar (« a male vocalist in touch with his vulnerability » dixit Kingdom) qui semblent directement provoquer les effets sonores de la production : le battement des drums est incertain et sa voix en passe par toutes sortes de hauteurs, son amplitude est telle que j’ai d’abord cru qu’il était accompagné. La voix de Syd (du groupe The Internet) sur le morceau « Nothin » reste imperturbable alors même que des coups frappent à sa porte ; les Neptunes ne sont jamais loin et d’ailleurs, Rubin joue ses drums sur un Korg Triton, l’instrument privilégié par le duo à sa grande époque. Sur le refrain, sa voix se délie et ses phrases sont plus courtes. La Californienne trouve sa place autour des syncopes jusque là intrusives, sa voix et le reste passent un accord.

Les coups frappés sont tout aussi présents sur mon morceau préféré de l’album, « Down 4 Whatever », toujours avec SZA. Sur la version XL de l’album se trouvent trois remix dont un par Kingdom lui-même, où le découpage de la voix se rapproche de ce qui était proposé sur les deux EP décrits plus haut. En écoutant à la suite la première version du morceau, puis le remix, qui consiste en une précise opération de dés-assemblage/ré-assemblage, on a l’impression que Rubin est en mesure de, pour citer Kodwo Eshun, « proliférer en des alterdimensions parallèles ». Même si la structure du remix est très similaire à celle de l’original, s’y développe un art de la refonte, certes partielle, où la voix devient un objet physique que l’on peut élaguer et cisailler comme une haie. DJ J Heat, figure du son jersey club, va lui aussi proposer sa version de « Down 4 Whatever ». Il y émiette la voix, comme le veut la tradition musicale de son État, et sur son refrain, SZA semble être prise de terribles hoquets.

Ce qui semble intéresser Kingdom sur cet album, c’est un travail entêté sur les textures des instruments et des voix, qui ne sont pas toujours dissociées, comme sur le remix de « Into the Fold » avec Semma où celle-ci, dans un moment de grâce, s’élève vers un sommet ouateux et dont c’est d’abord l’aspect justement texturé qui est mis en avant, car mêlé avec tout le reste. 

Le mixage est la partie qui prend le plus de temps à Ezra Rubin dans son travail – d’autant plus qu’il s’y attelle seul, sans ingénieur du son – et c’est quelque chose qui se ressent vraiment à l’écoute de Tears In The Club. Réfléchir autant à la façon dont la voix occupe un lieu, à la position des éléments dans l’espace, à ce qui semble loin ou proche, m’évoque encore Kodwo Eshun lorsqu’il parle au sujet de Lee Perry des effets du dub : « L’équilibre vacille, les coordonnées spatiales du haut et du bas, du proche et du lointain tanguent et roulent, provoquant un mal de mer qui affecte l’oreille, une ivresse de l’esprit. » Cette sensation-là de l’espace, tout comme le travail de déconstruction des voix, semble davantage mettre en avant l’ancrage physique des choses que de permettre le lâcher prise, et donc la danse. On sait que Rubin a pu décrire sa musique comme celle qu’il rêvait d’entendre dans les fêtes où il s’imaginait aller dans sa jeunesse. À écouter son premier album, aujourd’hui vieux de sept ans, on se dit qu’il est sans doute là, le club imaginaire de Kingdom.

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