Le chutney indo-caribéen : une odyssée musicale vinaigrée (1/2)

Various Chutney Soca part. 1
Playlist, 1970-1980
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C’est la saison des mangues, et, dès que je vois une de ces savoureuses ogives colorées, je pense au chutney – la musique, pas la sauce. Je me laisse alors porter par cette recette trinidadienne de soca imprégnée de rythmiques et d’harmoniques indiennes, en suspension. C’est toute la qualité du genre de pouvoir nous faire léviter dans un espace voluptueux, bercé par les secousses lointaines des tablas et porté par les harmoniques inédites de cette musique métissée et singulière. Il me semble que ce style indocaribéen reste peu connu en France et c’est donc pour cela que je vous ai concocté une courte série dédiée à cette musique typique des communautés hindoustanies (locutrices de l’hindi ou de l’ourdou) installées à Trinidad, au Suriname et au Guyana. Mais, pour commencer, j’aimerais éclaircir le contexte dans lequel le chutney s’est développé.

Car lorsque je vois des mangues, je pense aussi à Joseph Banks (1743-1820). Ce célèbre botaniste est emblématique de l’impérialisme anglais dans sa première phase, et c’est lui qui a introduit la mangue originaire d’Inde dans les Caraïbes, en adaptant le manguier à ce nouvel habitat. Ce geste a une portée immense, exemplaire du rapport du capitalisme à l’environnement, c’est-à-dire la manière dont le bios lui-même est modifié pour subvenir aux nouveaux besoins de l’économie impériale. Pour le dire plus simplement, on défriche des zones, on plante des manguiers (ou des arbres à pain, venus du Pacifique sud et eux aussi rapportés par Joseph Banks) dans un but précis, celui de nourrir la main-d’œuvre dans les plantations sucrières, principalement composée d’esclaves, puis d’engagés. Le système de l’engagisme (on parle d’« indentured servants » en anglais) désigne les travailleurs sous contrat, mais non salariés, devant s’acquitter d’un certain nombre d’années de labeur avant de pouvoir être libres de vendre leur travail à d’autres. Quand l’esclavage a été aboli dans l’Empire britannique (1838), un autre transfert de l’Inde vers les Caraïbes a eu lieu, cette fois non plus de manguiers, mais de travailleurs « engagés » qu’on a péjorativement appelé les « coolies ».

À Trinidad, comme au Guyana, ce système a marché à plein régime, et du milieu du XIXe siècle à 1917, des milliers et des milliers de travailleurs, principalement natifs du nord de l’Inde, sont venus remplacer les esclaves dans les champs de canne à sucre. Ils ont apporté avec eux leur culture, certaines pratiques, mais ont aussi retrouvé leurs mangues et se sont frottés aux cultures afro-caribéennes, latines et indigènes. Au Suriname, colonie néerlandaise, c’est à partir de 1868 qu’un contrat est passé avec l’Empire britannique pour faire venir cette même manne de travailleurs depuis le Raj britannique (le régime colonial en Inde). Il existe donc à partir de là une communauté transnationale de locuteurs hindoustanis sur cet arc du Trinidad au Suriname, de l’île la plus au sud des Antilles à la côte Atlantique la plus au nord de l’Amérique du Sud.

Dans ces trois pays, les descendants de travailleurs « engagés » se sont progressivement mélangés aux Afro-descendants issus des communautés de marrons ou d’esclaves. Dans cette zone, le chutney ne désigne donc pas seulement une savoureuse sauce vinaigrée et épicée au tamarin ou, bien évidemment, à la mangue, mais aussi un style de musique. Et un peu à l’image de ces mangues, à la fois stigmates de l’histoire impériale et symbole des identités que les victimes du système impérial se sont bricolées, le chutney raconte une situation postcoloniale inédite dans des territoires où s’inventent des identités en marge de l’africanité et de l’indianité. 

Plus concrètement, le chutney a émergé à Trinidad, berceau du calypso et de sa version plus bondissante, la soca (soul-calypso), un pays, où, on le rappelle, ça groove un max. Un des grands représentants de la soca trinidadienne des années 1970 est Lord Shorty. Avant de virer complètement mystique en inventant un genre de gospel rastafarien, le « jamoo », celui-ci s’est essayé au chutney-soca tout au long des seventies, en premier lieu avec son succès « Indrani », sorti en 1973. Sur ce morceau il s’inspire explicitement de la musique des communautés indiennes de Trinidad et crée le premier tube chutney-soca. On y trouve tous les ingrédients du genre: la rythmique calypso et la basse électrique sont mélangées aux percussions indiennes (le dholak et le dhantal notamment), alors qu’harmoniquement, Lord Shorty cherche des intervalles venus de la gamme indienne (ce qui est encore plus flagrant sur le morceau « Om Shanti Om » que vous trouverez dans ma sélection). Le moment « sokah » (avec un h pour faire indien) du « père de la soca » a montré à la fois l’importance de la tradition musicale hindoustanie à Trinidad et la demande du public multiculturel trinidadien pour cette forme de métissage musical.

Un des autres acteurs clé de cette hybridation, c’est Moean Mohammed. Ce producteur et homme d’affaires trinidadien a monté dès la fin des années 1960 un label, Windsor Records, sur lequel il va sortir de la musique hindoustanie mâtinée de rythmes calypso. En 1969, il sort le premier single de Soondar Popo, « Nana And Nani », qui est une première exploration du chutney avant l’heure. Mais c’est surtout dans la deuxième partie des années 1970, quand Lord Shorty se lance dans la « sokah », que Moean Mohammed peut promouvoir, en espérant de bonnes ventes, une chutney soca chantée parfois en anglais, parfois en hindoustani. Le producteur trinidadien est très pragmatique et malin et se sert des manifestations carnavalesques, très importantes à Trinidad comme dans le reste des Antilles, pour promouvoir ses disques de chutney. Les populations indiennes s’étaient déjà adaptées aux pratiques carnavalesques caribéennes, comme l’attestent les processions de percussions tassa. Moean Mohammed flaire bien le coup en organisant des concours de chant et de danse autour de processions culturelles (« Mastana Bahar Cultural Pageant », puis « Indian Cultural Pageant » à partir des années 1980) puis en sortant des disques adaptés des performances des candidat-e-s, dont vous trouverez des extraits dans la playlist. 

À partir de là, le chutney-soca devient très prolifique, à Trinidad, au Suriname et au Guyana, mais aussi dans la diaspora indienne, notamment aux Pays-Bas. Dans la playlist succincte que je vous propose, principalement composée de morceaux produits par Moean Mohammed, je vous présente ce qui me semble le plus singulier et intéressant dans ce genre, c’est-à-dire l’hybridation entre un groove afro-caribéen et des harmoniques hindoustanis à la limite du psychédélisme (ou en tout cas, c’est comme ça que mes oreilles d’occidental dégénéré le reçoivent). Sundar Popo devient la figure de proue du genre, à juste titre, mais on en reparlera surtout dans la deuxième partie de cette série. Le chanteur qui me touche le plus dans cette première phase, c’est Basdeo Jaikaran. Ce dernier a eu une carrière assez courte dans le chutney avant de retourner à la musique hindoustanie dans son versant le plus mystique. Ce mysticisme se retrouve dans ses morceaux à travers son timbre de voix tranquille et tranquillisant que je pourrais écouter pendant des heures. Sa musique témoigne d’un métissage en constante évolution et jamais achevé, comme sur « Masti Hawa », où la rythmique et la basse soca sont bien en place, mais où le synthétiseur (grâce à la molette de pitch) et la guitare (grâce aux bend ou à l’accordage) semblent refuser de s’accorder sur le clavier bien tempéré. Les musiciens sont dans le groove soca, mais sont constamment en train de s’échapper vers la gamme indienne Svara à sept notes. 

Surtout, Basdeo Jaikaran a enregistré le morceau « Luvina », genre de space-chutney-soca absolument merveilleux dans lequel je voudrais passer tout le reste de l’hiver, avec son orgue bondissant et son synthé toujours à la lisière du désaccord répondant à la voix si douce de notre chanteur trinidadien. La délicatesse du chutney de la fin des années 1970 me touche profondément. Ce genre nous permet également de questionner le cadre de compréhension atlantique de Paul Gilroy et de penser les circulations musicales à une échelle impériale, voire globale. Quoi qu’il en soit, à partir des eighties, tout va changer rapidement pour le chutney. Les synthétiseurs ne vont plus seulement jouer les lignes mélodiques de l’harmonium, et les boîtes à rythmes vont venir supplanter les batteries et les percussions et faire entrer le chutney-soca dans une nouvelle ère : la suite au prochain épisode.

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