Depuis que j’écoute moins de musique de manière volontariste, je me rends davantage disponible aux épiphanies discrètes qui émaillent et affectent parfois le quotidien. Aussi l’une des rencontres musicales les plus prégnantes de mon année aura-t-elle eu lieu par hasard, dans un restaurant à Villach (commune autrichienne nichée non loin des frontières slovènes et italiennes), au sein d’un cadre qui semblait établi pour déclencher un tel choc esthétique – d’abord culinaire certes, puis plus fortuitement, musical. Parfaitement seuls dans une arrière-salle pas complètement silencieuse, on pouvait recueillir des murmures étouffés émanant de la salle principale attenante et de la cuisine. La radio qui diffusait des chansons à bas volume semblait discuter à notre place.
À un moment, il y a eu cette chanson, sur cette station qui pourrait être rapprochée de Nostalgie. Cette sensation je l’ai reconnue tout suite, elle n’arrive qu’épisodiquement, une fois tous les je-ne-sais-combien : entre ce morceau-là et moi, ce serait pour la vie. Ce sentiment absolu de justesse, de pureté ou d’absolu, ou rien de tout cela vu que les mots, dans ces conditions, ne sont plus vraiment utiles ; où l’on se plaît même à se raconter qu’ils ne l’ont de toute manière jamais été. On s’identifie plutôt à tout ce qui le compose : un synthé tellement aérien et moelleux qu’on n’entend presque pas le changement d’accords, un dialogue amoureux entre saxophone et piano, un chant presque à la marge du reste, patient, doux et résigné, et l’on commence à développer un désir durable quoique absurde de fusion avec celui-ci.
« The Captain Of Her Heart » est un morceau du groupe zurichois Double (prononcer doublé) construit autour de la figure charismatique de Kurt Maloo lequel n’est pas sans rappeler un britannique superstar de la même époque : Bryan Ferry. Même style libidineux quoique propre sur soi – joues rasées de près, cheveu désinvolte, regard en coin et chemise blanche –, même chant moite et charmeur, même ballades de lovers qui se plaisent à prolonger leurs paroles sortilèges au-delà du soutenable tout en donnant l’air de ne jamais trop s’impliquer, d’être là par hasard. Avec son ancien groupe Ping Pong, Maloo avait d’ailleurs enregistré quelques chansons (jamais sorties) dans le studio de Roxy Music, produites par Phil Manzanera.
Blue, le premier album du groupe, n’est pas rated-R à la manière du Boys and Girls de Ferry en solo, sorti la même année, tant il se révèle souvent joueur et léger (« Love Is a Plane » ou « Urban Nomads » dont l’allure ressemble à celle d’un générique de série policière) et étonnant dans sa manière de fendiller son esprit de sérieux pour esquisser de curieux arrangements (« Woman of the World ») qui viennent élargir la palette harmonique et texturée d’un disque parfois plat, ou juste consensuel dans sa manière de jouer avec les marqueurs de son époque (boîte à rythmes, couleur lounge et « exotisante »). « The Captain of Her Heart » est vraiment leur tube, et même s’il ont fait d’autres jolies choses, j’ai l’impression qu’on pourrait les qualifier sans vexer quiconque de one-hit wonders. Tout le monde (ou presque) ne lui parle d’ailleurs que de ce morceau sur le blog de Maloo.
J’avais donc moins envie de parler de l’album et du groupe en général, que de creuser ce truc ténu qui m’avait tant ému à la première écoute. Les conditions ont joué certes, et de même que cette piste, écoutée à la maison et prise dans la continuité de l’album avait un peu perdu de son caractère miraculeux, elle reste toujours aussi opérante lorsque je l’écoute pour elle-même. Une des trouvailles de Nathan Fielder sur la nature humaine mise en évidence dans la deuxième saison de The Rehearsal, c’est de révéler le caractère obsessionnel potentiel, latent chez chacun d’entre nous – en l’occurrence ici, par l’entremise d’un morceau. Et comme Sully vient puiser tout le courage qu’il lui faut pour amerrir dans l’Hudson dans le creux des 23 secondes du refrain de « Bring Me To Life » d’Evanescence, on peut sans peine associer cette vision romanesque à la manière dont certains sons agissent sur le corps de façon immédiate, limpide et élémentaire en littéralisant les émotions charriées par un morceau.
En traînant sur YouTube, j’ai fini par tomber sur un vortex de shorts qui ont tous pour soundtrack « The Captain of Her Heart » et ne sont ni des bouts de live ou des remontages du clip, mais bien des objets un peu plus abstraits. Ils ressemblent parfois à une projection mentale (ce qu’évoque la chanson de manière purement métaphorique) ou à une prolongation immédiate de l’expérience d’écoute (une captation directe de l’environnement dans lequel elle est écoutée), ce qui m’a donné envie de les parcourir, les décrire et voir en quoi ils pouvaient ouvrir sur ma propre petite obsession à l’égard de ce morceau. En doomscrollant les quelque 850 petites vidéos concernées, j’ai pu les organiser en plusieurs catégories.
Pour la première, il s’agit de shorts (une image fixe ou une succession d’images fixes) tout particulièrement laudatifs sur des visages d’anonymes, postés par des gens que l’on suppose être des proches. « The Captain of Her Heart » est presque une chanson de rupture ou, du moins, de prise de conscience de fin de relation (une femme se languit de celui qui l’a abandonnée et finit par arrêter de l’attendre) mais reste malgré tout une chanson d’amour, vu qu’être amoureuxse c’est – bien sûr – toujours un peu attendre (s/o Roland Barthes). Et même si c’est là une idée schématique du sentiment amoureux, je me demande s’il y a quelque chose de cet ordre dans ces shorts, peut-être une tentative de s’adresser à son beloved one pour lui dire d’une autre manière tout ce qu’on n’arrive pas à lui dire frontalement. Ce qui est drôle, c’est que dans cette même catégorie, il y a une sous-catégorie composée exclusivement de photos de Richard Gere et Jennifer Connelly. Il y a en a tellement que j’ai fini par me dire qu’il existait quelque part dans le monde une fanbase hardcore de ces deux comédiens, tout en me demandant pourquoi on les retrouvait toujours sur ce même morceau. Les vertus de ce montage carrément amateur, c’est qu’il peut aussi nous donner l’impression que Gere et Connelly sont des anonymes comme les autres, et j’ai été assez surprise de voir à quel point la fixité de l’image et le regard devenu muet de cette dernière, dans l’un de ces shorts, avait un potentiel bouleversant assez inattendu.
La deuxième catégorie que l’on retrouve abondamment est la juxtaposition de quelques secondes du morceau à des paysages. Des paysages défilant, filmés depuis l’intérieur d’un habitacle, et qui renvoient volontiers à une idée de contemplation et de déplacement. Un des shorts de l’user @SUMMER HITS®2025 filme même un quai de gare où l’on aperçoit un train démarrer et sortir du champ graduellement. La vidéo est si désordonnée que ça ne semble pas être son objet principal. On sent plutôt la manière dont le cadre mousse et tremble tout autour de l’action plus qu’il ne l’isole véritablement. Et c’est comme si la personne qui filmait cherchait plutôt à capter le mood d’un quai de gare après qu’un train l’eût quitté, donc filmer depuis le point de vue de celle ou celui resté·e à quai qui voit quelqu’un s’éloigner de lui ou d’elle. Ce sentiment toujours déchirant d’être celui ou celle qui reste, d’avoir laissé quelque chose (ou en l’occurrence quelqu’un) partir, même lorsque c’est pas triste. Et c’est ce que raconte en quelques lignes longuement répétées « The Captain of Her Heart » laquelle est, pour le coup, une chanson déchirante.
Et je crois que les shorts les plus fascinants de ce registre sont ceux dont le dessein est de capter un environnement urbain sans se concentrer particulièrement sur quoi que ce soit, qui n’ont d’autre ambition que celle de rendre compte d’une atmosphère. Des gens qui marchent simplement dans un lieu (souvent des centre-villes de métropole sud-américaine) et qui filment cet endroit. Dans celui-là, on est pris dans un truc de présent un peu absolu. En fait, c’est l’image qu’on a jamais, toutes ces personnes que l’on croise dans la rue et qui écoutent de la musique dans leurs airpods – musique dont nous sommes invariablement exclus. Peut-être que c’est pour ça que je kiffe quand les gens blastent leur musique sur leur téléphone dans le transilien le matin ; c’est une manière de rencontrer l’intimité de leur goûts comme on ne le fait que très peu ailleurs. Pour en finir sur les paysages, celui-ci est peut-être mon préféré. C’est une dame en train de descendre un très beau chemin, une pente avec une jolie bande d’herbe qui fait une courbe. Elle ne regarde pas la caméra, elle a l’air de s’en foutre royalement et flâne, les mains dans les poches, et ne s’adresse à la personne qui filme que pour lui montrer un truc au loin. La caméra du téléphone suit le tracé indiqué par son doigt et nous dévoile ce qui ressemble à une forêt, puis elle revient sur la marcheuse. Entre-temps, celle-ci a avancé et finit par s’arrêter en donnant l’impression de poser plus ou moins. Elle montre du doigt un petit chien qui trottine et le short s’arrête ici. Sans doute que cette vidéo n’a d’intérêt que pour les personnes qu’elle concerne mais là, accolée à cette musique, ça prend une tout autre dimension, comme une espèce de déclaration clandestine et codée dont nous sommes rendus témoins, et puis, tout simplement, elle me touche beaucoup.
À côté de ça, il y a aussi les habituels montages de citations en mode #réflexion #àméditer, souvent en espagnol ou en portugais. Le texte, je suppose, a pour ambition de faire écho aux paroles, ou même pas forcément, on pourrait se dire que ça fait bêtement un bon support et que c’est suffisant pour valoir le coup. Et en vrac, puisqu’il faut bien en finir, d’autres shorts à l’énergie indécidable : la tristesse d’une recette d’un pain multi-graines ; ce type qui a carrément fait un petit court-métrage, et qui me rappelle Drew Barrymore qui pleure de joie sous la pluie ; les phares d’un camion d’ambulance dans un parking où l’on ne sait pas si son auteurice cherche à mettre en avant son travail, ou si la lumière des phares lui rappellent le tempo de la chanson (et là comme souvent, il y a un truc pas assez dirigé pour que ça atteste quoi que ce soit). J’étais franchement étonnée qu’à la longue cette chanson ne finisse pas par me dégoûter et comment le fait d’y accoler tout un ensemble varié d’images la rendait paradoxalement plus vivante.