Woo est pour moi l’un des meilleurs arguments à opposer à l’idée que l’industrie des rééditions ne serait qu’une machine à fabriquer de la nostalgie et du fétichisme. Comme l’an dernier Uneven Paths, la fabuleuse anthologie de pop européenne 80 assemblée par Jamie Tiller et Raphaël Top Secret sur Music From Memory, la musique exhumée de Woo déjoue les réflexes de reconnaissance et de familiarité et préfère nous suggérer l’existence d’une histoire inédite de la pop, d’une pop qui vibre d’une âme neuve, qui résonne d’une toute autre façon que les fixes constructions postérieures échafaudées par nos souvenirs banalisés. Ce qu’on entend chez Woo – et en particulier sur leur premier album Whichever Way You Are Going, You’re Going Wrong, dont il va être question ce matin – propose de faire entendre un passé retourné, venu de derrière les fagots, un passé mirifique et qui très vite va nous faire apercevoir un présent différent, ou du moins nous fournir pas mal de nouvelles palettes pour colorer l’imaginaire que nos vies font travailler chaque jour.
C’est le fameux Quentin Vandewalle, alias Zaltan du label Antinote – par ailleurs un vieux copain de Raphaël Top Secret –, qui avait mentionné Woo quelque part dans une playlist de fin d’année et c’est donc grâce à lui que j’ai découvert ce binôme dont aujourd’hui j’aime la musique dans son ensemble comme j’ai, je crois, rarement aimé la totalité d’une œuvre.
“The sound of tipsy July afternoons spent lounging in the fields”, c’est de cette façon dont les Anglais de Factmag ont parlé de la musique de leurs compatriotes Clive et Mark Ives, qui depuis plus de quarante ans ont donc sorti une dizaine d’albums sous ce nom de Woo, nom d’origine onomatopéique et enfantine – c’est, disent-ils, le son que faisait l’archet de leur oncle sur une scie. Cette description d’un monde sonore baigné de lumière, de chaleur, d’insouciance et de légère ivresse me sied très bien, même si elle omet peut-être un aspect plus rugueux, ou disons moins éthéré des travaux des deux frères.
Si leurs disques ne sont comme on dit “plus tout à fait un secret” depuis qu’ils ont été réédités – l’un d’abord chez Drag City en 2012, suivi par deux autres chez Emotional Rescue l’année suivante, puis plusieurs chez Palto Flats –, la notion de “secret” n’a pas toujours été qu’une image dans leur cas puisque l’œuvre des Ives est d’abord restée littéralement privée : ils n’ont en effet longtemps enregistré – Clive aux claviers et aux machines, Mark à la guitare et aux instruments à vent – que pour eux seuls, chez eux plutôt qu’en studio, et ont attendu le début des années 1980 pour publier leur premier vinyle sur un label monté exprès pour ça, Sunshine Series. Même si j’aime presque tout autant le reste de leur discographie, ce LP initial scintille pour moi d’une eau encore plus singulière que ses successeurs.
Parce qu’ils jouaient et bricolaient dans des espaces confinés, qui les contraignaient souvent à ne pas faire trop de bruit (ou alors la voisine du dessous les houspillait, si l’on en croit une interview), Clive et Mark ont transmis à leurs morceaux un caractère à la fois miniature et froissé, on y entend par moments les choses de presque trop près, comme une sorte d’ASMR des instruments, tandis qu’à d’autres instants on dirait que la place manque pour mettre toutes leurs idées, et que du coup certains éléments se fondent par défaut à l’arrière-plan – la technique est défaillante pour porter tout le désir de beauté intérieure et de réalisme spirituel qui anime la fratrie, ce qui génère un rendu unique.
Car contrairement à leurs contemporains tout aussi artisanaux de la minimal wave/minimal synth, Woo ne sont pas du genre less is more : ils maîtrisent au contraire de l’art de la touffeur, du foisonnement, et composent en sensualistes avec les poussières et les vapeurs condensées. On a pu voir dans les frères Ives des précurseurs du (pseudo-)genre folktronica et oui, on est d’accord, il rayonne de leur mélange lo-fi d’acoustique et d’électronique un sentiment de fragilité pastorale et tremblotante qui saisit tout de suite. Mais en le réécoutant de nouveau pour écrire ce post, j’ai surtout entendu dans ce premier album – qui comme ses successeurs est une sélection de jams archivées au fil des années – l’héritage d’un psychédélisme anglais pas si tranquille, pas si quiet que ça, et même parfois en crue, en sombre effusion. Certes, les motifs et cadences restent en général hospitaliers et rassurants : la dimension thérapeutique de leur musique est assumée, Clive est lui-même devenu professeur de shiatsu, et certaines de leurs nombreuses sorties revendiquent clairement une fonction apaisante, au sens new-age et wellness du terme. Mais je trouve malgré tout que le son de Woo peut piquer, râper, coller, faire trébucher au bord de petites falaises, que parfois il sent le fond de commode ou le papier moisi, il a un fumet, un arôme naturel très concentré.
Pour recevoir le soin prodigué par les plages de Whichever Way, il faut donc accepter de se prendre dans les doigts quelques épines, quelques échardes, et des relents nauséeux ou capiteux dans le nez, d’avaler l’eau du pot de fleurs ou de marcher pieds nus sur des fougères tièdes et spongieuses. Ce n’est pas désagréable, ce n’est même pas pervers : c’est pour l’essentiel la musique de ce que l’on ressent quand on est pris d’un élan de volupté abstraite, qui n’a pas encore trouvé sa matière, son support, une joie grisante et pas encore arrondie, pas calée, pas bacquée. C’est une musique qui embrasse la joie intransitive avec ses aspérités, ses reliefs en surplus, parce qu’elle accomplit le miracle de capter ce précipité de bien-être absolu qu’on ressent lorsqu’on a, en effet, bu du blanc ou de la bière au déjeuner, un jour d’été à la campagne. C’est un son qui se disperse en permanence mais qui l’instant d’après se rétracte et ainsi de suite, qui suit la dialectique vacillante de l’alcool et du soleil, ce rythme qui ailleurs – dans la vie ou dans d’autres disques – ne dure jamais longtemps. Ce sont des morceaux fabriqués dans des matières qu’on aurait crues insaisissables, impossibles à isoler, et dont le dub, la folk psychédélique, le soft-jazz, l’ambient ou le kraut n’avaient jusqu’ici fait que relever des traces.
Je ne sais pas comment vous décrire le pouvoir de ce disque, si ce n’est qu’il fait apparaître des merveilles au sens propre : c’est un objet occulte, un talisman qui comme je l’ai lu à peu près partout sonne d’une façon instantanément reconnaissable alors même qu’il ne ressemble à aucun style précis, tout en y faisant écho, de très loin. Je ne connais pas musique instrumentale plus vocale, plus onomatopéique, de compositions flottantes aussi ancrées dans le sol, dans la matérialité poisseuse et à moitié malfaisante d’un grenier qu’on rouvre. Ce que je vois de plus exact et de moins infidèle à l’extrême liberté de consistance et de combinaison qui régit les pistes de cet album, c’est de les décrire comme des essais réussis de musique traditionnelle du sud de l’Angleterre, de ses intérieurs et de ses coins plus verts, une folk électronique mais pas du tout folktronica, où les machines transforment par magie le son mondain des instruments acoustiques en prières secrètes et animistes à un environnement chargé de bibelots, d’enveloppes vides et de housses de coussins retournées, dont le velcro aurait amassé une substance sacrée, qui nourrit le cœur et les songes éveillés. Gloire, gloire, gloire à Woo.
2 commentaires
FEELING FIP
waouh, j’avais besoin de ça ce matin. <3