Fanfare, dauphins, synthés, Kabarett : le free jazz allemand nous aura vraiment tout fait

Heiner Goebbels & Alfred Harth Frankfurt - Peking
Riskant, 1984
Cassiber concert à Francfort
1982
Sogenanntes Linksradikales Blasorchester Hört, Hört
Trikont-Unsere Stimme, 1977
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Parmi les toutes premières références du catalogue ECM, il y a l’album éponyme de Just Music, un ensemble free jazz bien nommé, qui tranche pas mal avec le son qu’on associera ensuite au monumental label munichois de Manfred Eicher, dont je reconnais sans peine l’importance et l’apport, même si son syncrétisme transcontinental chic, éthéré, plus ou moins transgressif, me touche en vérité assez peu. Et si l’on se penche sur l’équipe composant Just Music, nous tombons notamment sur le génial et aventureux Alfred Harth, artiste multimédia (en 1967, avant même d’avoir sorti le moindre disque, le gars a déjà ouvert un centre d’art multidisciplinaire, le centrum freier cunst, à Francfort-sur-le-Main), musicien à la pointe, infatigable agitateur qui depuis cinq décennies n’aura cessé d’essayer des trucs avec ses contemporain·es, et dont la radicalité et l’audace parle sans peine à mon cœur d’éternel pourfendeur de la forme établie.

Si nous tirons un peu plus le fil d’Alfred Harth, un autre personnage fait son entrée : Heiner Goebbels, musicien et compositeur renommé pour ses pièces classiques contemporaines et son travail novateur pour le théâtre musical. Lui et Harth, longtemps inséparables sur le plan créatif, forment une paire de boomers révolutionnaires, exigeants et ouverts, le très complémentaire Duo Goebbels/Harth, une entité fonctionnant avec une synergie presque magique et au sein de laquelle les spécificités de chacun se trouvent rehaussées par celles de l’autre. De cette union résulte une musique populaire et performative qui charme l’auditeur·ice, ne lae laisse jamais sur le côté mais l’entraîne, sur le qui-vive. Elle peut être abrupte et pourtant ne prend jamais de haut, dessine une Allemagne d’après-guerre un peu moins suspecte que celle que les autoproclamées Editions of Contemporary Musics nous laissent entrevoir. Car là où ECM sonne comme une volonté d’élévation dans la quiétude petite-bourgeoise occultante, le Duo Goebbels/Harth tente de parler depuis et avec le prolétariat, dans une version électrique et percutante de la forme épique façonnée par Bertolt Brecht et Kurt Weill.

Cela nous donne alors une musique free et pleine de cuivres (Alfred Harth est un touche-à-tout du souffle) déblayant sans cesse les décombres, claire sans être simpliste. De plus en plus mâtinée d’éléments électroniques et de samples au fil des albums, elle est ancrée de la meilleure des façons. On pourrait la croire désuète, mais c’est tout le contraire : l’harmonie et le rythme y parlent au corps, dans et depuis un moment qui en porte d’autres, les époques et les références entrent en collusion. Je m’emporte un peu ici avec mes caractérisations englobantes, le corpus du duo est important – je ne compte même pas les œuvres en solo – et je ne le connais que de manière parcellaire, mais ça ne va pas n’empêcher de tout de même vous faire partager trois jalons de cette discographie en forme de copieux strudel, pour le plaisir !

Je vais m’y prendre à rebours et commencer par une des dernières réalisations d’Alfred et Heiner en commun, Frankfurt – Peking, un très précieux alliage d’émancipation aérophonique, de collages industrieux (« Stell dir vor, du bist ein Delphin ») et de chanson électronique et jazzy très République de Weimar-compatible, paru en 1984. Un album solide sur ses fondations, qui porte très bien son nom et dont la mythique face B, « Peking-Oper », servira de matière première au Revolutionary Peking Opera de Ground Zero, le groupe d’Otomo Yoshihide, avec lequel Alfred a beaucoup travaillé. Révolutionnaire, on vous dit. Traversée par une tension dramatique exquise et des synthés carrément Neue Deutsche Welle (« Die Reise nach Aschenfeld »), Frankfurt – Peking met en lumière l’atout principal de l’artisanat d’Heiner Goebbels et d’Alfred Harth, à savoir une narration évidente, souple mais pas du tout dans l’errance, que l’on ne peut d’ailleurs pas uniquement réduire à la maîtrise compositionnelle du premier et à la virtuosité hasardeuse du second. La face A se déroule jusqu’au climax émotionnel « Paradies und Hölle können eine Stadt sein », morceau dépouillé porté par un saxophone tout en chiale, un piano hanté et un fragment bien hantologique ; c’est Lynch et Weill essentialisé, la quintessence du drame. Puis vient l’inénarrable « Peking-Oper » avec son projet marxisto-collagiste, et l’on se retrouve alors à Beijing en gardant plus qu’un orteil à Francfort. Le cahier des charges est respecté.

Mon second choix se porte non sur un album mais sur une performance d’un groupe auquel le duo prenait part et que je ne connaissais pas, Cassiber, où les trublions se la donnent en compagnie de Christoph Anders (autre Francfortois un peu barré) et de Chris Cutler ! Cassiber, formation très RIO, qui déborde sans cesse son propre cadre avec une énergie au max du max, donne donc en octobre 1982 son premier concert au festival de jazz de Francfort, deux mois seulement après avoir démarré les impros. Une première performance éclair qui démarre direct au sommet de la courbe dynamique et où le quatuor met en œuvre ce free chansonnier serré et saisissable, cabaret presque, tendu, à la recherche de la clarté formelle sans que l’improvisation ne soit abandonnée. Pendant non pas une heure ni même quarante-cinq minutes, mais tout juste vingt, envoyées avec une concision exquise, se déroule un drame rythmiquement acéré, concis et sans détour, grandiloquent – Anders déclame, manie le MS-20 et la guitare, passe du lecteur cassette au marteau : c’est un sacré atout. c’est juste ce qu’il faut de bizarroïde, avec une fraîcheur qui ne nous est pas donnée à entendre tous les jours, celle d’un groupe certes composé de pointures mais qui en est à ses prémisses et se lance tout de même dans le vide fougueusement.

Sur le second morceau, « Man or Monkey » (c’est aussi le titre du premier album), la sauce commence à prendre pour de vrai et on capte l’envergure de l’histoire. Merveilleux, le coup de la louange (un griot ?) sur cassette utilisée comme lead ostinatique, les grooves qui émergent et se défont sans s’éterniser. Pas de tricotage, pas d’errance mais la fonction et la forme ensemble. Puis suit un mouvement qui ose, sorte de post-easy listening dadaïste un peu Broadway. Les solos de sax cheesy et réverbérés de Harth, la rencontre des synthés branquignols et du piano électrique de Goebbels, les à-coups de corne de brume, les flûtes furtives de Cutler, c’est tout ça Cassiber, une entité voguant par-delà les convenances, l’espace, le temps et la gênance, capable de passer du Kabarett à la no-wave sans ciller. C’est une musique expérimentale européenne tout sauf chiante, qui sait d’où elle vient et connaît son histoire, l’a bien regardée en face et n’a pas besoin de tomber dans l’exotisme pour éviter le miroir.

Le gauchisme un peu surfacique que l’on devine dans ces deux premiers objets, notre troisième l’assume d’une manière éclatante. Sogenanntes Linksradikales Blasorchester est un brass band fondé et mené par Heiner Goebbels et Alfred Harth, composé surtout d’amateur·ices qu’on devine toustes à fond. Il est intéressant de noter qu’il s’agit là de la genèse de leur collaboration, et on retrouve pas mal de choses qu’ils développeront par la suite, mais également Christoph Anders, d’ailleurs. Là, on est pas chez les tiédasses, la fanfare est de toutes les manifs et rassemblements, le but est de soulever les masses, Allemagne de l’Ouest style. La révolution n’est pas une chimère mais se rapproche à chaque air entonné collectivement. Sur Hört, Hört le premier album de 1977, le répertoire est assez étonnant et concrétise cette grande horizontalité festive : tout peut se prêter à l’expérimentation, devenir beau, est politique. Il y a des tutti du tonnerre et des solos carabinés, l’ambiance oscille donc entre rebonds bavarois et glissandi à la Ligeti, ça reprend du Frank Zappa et des thèmes traditionnels avec classe, on entend des fragments de L’Internationale et le music-hall n’est jamais loin ; ça rigole et ça chuchote mais ça bouillonne surtout pour atteindre la catharsis prolétarienne, bref c’est un bordel organisé et vivifiant qui vous saisira par surprise et ne vous lâchera qu’une fois le grand soir advenu !

Et pour s’extraire de l’expérimentation marxiste (qu’importe son accessibilité) et tenter un compromis avec cette chère communauté d’esthètes fan d’ECM, je vous propose en terme d’offrande œcuménique et conclusive ce morceau de Büdi Siebert, issu de son très bel album Hmm sorti en 1983, soit un an avant Frankfurt – Peking sur lequel il officiait en tant qu’ingé son ! Büdi, allumé de la nappe notoire toujours partant pour un voyage astral en zone commerciale, qui nous rappelle qu’il n’y a pas que Marx, Keith Jarrett ou Köln dans la vie, mais aussi les pyramides et l’énergie vitale, alors Namaste !

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