Je vis un moment charnière, puisqu’à mesure que mon crâne se dégarnit, je vois aussi quelques DJ plus jeunes se passionner pour les productions electro-house mid-2000s que j’ai si bien connues. Au-delà du phénomène indie sleaze et de l’éternel cycle des tendances, le regard se porte désormais sur les productions club de cette époque car on assistait alors à une émulation irrésistible et désordonnée. Pendant quelques années, la crise de l’industrie du disque (principalement manifeste dans la chute vertigineuse des ventes en support physique) et l’accélération de l’usage d’Internet via MySpace et Blogspot ont profondément modifié les manières de consommer et produire de la musique.
L’ère pré-Spotify (la plateforme de streaming a été lancée en 2008 sur l’Apple Store) n’était pas un âge d’or, mais plutôt un moment de crise duquel ont surgi de nombreuses hydres qui continuent de hanter la production EDM mondiale. Brostep, fidget, witch-house, electro-rock, bloghouse ou encore moombahton : tous ces microgenres incarnent de multiples identités sonores qui ont néanmoins en commun leur volonté de mettre à l’épreuve une techno et une house devenues trop sérieuses, en y injectant une grosse dose de bricolage MAO. Si certains traits de ces microgenres se sont depuis transformés en tours de passe-passe racoleurs, j’aimerais cependant revenir aujourd’hui plus en détail sur la trajectoire d’une figure emblématique de cette ère, dont la touche si particulière me semble toujours aussi rafraîchissante aujourd’hui.
Dave Taylor, que vous connaissez certainement mieux sous ses pseudonymes Switch et Solid Groove, en tant qu’inventeur de la fidget house et producteur de M.I.A, Santogold ou Major Lazer, a commencé sa carrière en tant qu’ingénieur du son. Natif de Sheffield, il y travaillait dans les années 1990 pour FON Studios, lieu très couru à l’époque, et a ainsi contribué à des enregistrements, entre autres, de 808 State ou de LFO. (On rappelle au passage que FON – acronyme de « Fuck Off Nazis » – avait été dans les années 1980 le laboratoire de Robert Gordon, génial ingénieur du son du punk-funk local et surtout de la bleep & bass, mais aussi membre du trio Forgemasters et cofondateur invisibilisé de Warp.)
Au tournant des années 2000, Taylor déménage à Londres et passe, si j’ose dire, de l’autre côté de la cabine pour se lancer dans la fabrication de morceaux club. Il collabore ainsi avec les labels house Slip’n’Slide (voici un clip de Blaze qui donne le ton de l’esthétique du catalogue) et Freerange, avant de monter sa propre maison de disques, Dubsided. Dans le creuset prog-house de l’époque, sa musique est dans un premier temps assez conformiste, comme l’atteste ce titre prêt à être dégainé par Sasha et John Digweed pour un Nouvel an à la Fabric.
Et puis un jour, Dave produit une démo qu’entend Peter Harris, patron de Kickin’ Records, label connu pour son rôle majeur aux origines du « hardcore continuum » une décennie plus tôt. Le vétéran flaire aussitôt le potentiel du jeune musicien, et c’est donc chez lui que va sortir le premier morceau de la playlist ci-dessous.
1. Solid Groove – « No Non Sense », 2000
En 2000 sort donc ce track sur lequel Dave Taylor se lâche enfin. On y entend un locked groove de house minimaliste qui (par définition) ne varie quasiment pas. Un sampling facétieux et inspiré nous épargne pourtant tout ennui : au cours des huit minutes que dure cette plage, on se laisse surprendre par des aboiements de chiens, des fragments de voix et un orgue sous l’emprise terrible d’un phaser. Les échantillons sont sens dessus dessous, micro-édités jusqu’à l’ivresse, et on se perd avec plaisir dans ce dédale psychédélique et relax.
2. Solid Groove – « Mad About » (Original Mix), 2003
Trois ans plus tard, et après quelques productions à mon sens plutôt oubliables, Dave reprend le fil de ses expérimentations tech-house sous le signe de la grosse déconne. On se laisse porter par son attitude néo-bleep et son sound design presque glitch, voire Soundhack-esque, par ses trompettes et ses dub sirens. C’est une musique lourde en basses, mais qui prend totalement le contrepied des postures trop sérieuses du dubstep de la même époque. Le pont est tout simplement formidable.
3. Solid Groove – « Show Me Su’mn », 2004
Peu après, Taylor sort sur son propre label un EP de facture beaucoup moins blagueuse, comme pour prouver qu’il est capable de produire des morceaux tout simplement bons. Je vous laisse apprécier le niveau stratosphérique de ce riddim 100% digital et 200% pas cher, car l’une des singularités de l’ex-ingé son, c’est son équipement minimal, composé d’un ordinateur contenant juste les VST basiques de Logic Pro, d’une paire d’enceintes et d’un contrôleur. Même lorsqu’il bossera par la suite pour Beyoncé ou Christina Aguilera, l’Anglais ne renouvellera jamais cet équipement rudimentaire et très accessible, ce que je trouve assez classe (plus d’infos ici).
4. Switch – « Get on Downz », 2004
Bon, là, on est en 2004, et ça y est on peut parler de fidget house, soit de « house gigotante », terme inventé par Taylor et son collègue Jesse Rose comme une blague pour décrire cette musique à quatre temps où les samples sont découpés et calés avec une grande précision sur les temps forts. C’est simple et hypnotique, comme une version futuriste de la house tribale.
5. Les Ryhtmes Digitales – « Jacques Your Body (Make Me Sweat) » (Switch Remix), 2005
Et hop, en une petite année, la fidget passe de blague potache à gorgone monstrueuse. Si on l’écoute, soit on est pétrifié par le mauvais goût, soit on se trémousse sans honte. Ici c’est le tube de Stuart Price datant de 1997 qui est remixé par Switch à l’occasion de la sortie d’un maxi accompagnant une pub pour la Citroën C4 (réalisée par Neill Blomkamp, futur metteur en scène de District 9) dans laquelle était utilisée la version originale du morceau.
6. Dubble D Feat Flora Purim & Diana Booker – « Switch » (Switch Remix), 2005
La sauce Dave Taylor devient vite un ingrédient prisé afin d’assaisonner toutes sortes de remixes. Plutôt que de vous servir ceux signés pour Chemical Brothers ou Basement Jaxx, voici celui présent sur un maxi au casting improbable : produit par le neveu de Wayne Shorter, et chanté par la légende brésilienne du jazz vocal Flora Purim, elle-même épaulée par sa fille Diana Booker. Résultat : fidget house bondissante et tarte à la crème jazzy. Certains trouveront cela indigeste, je me ressers au moins quatre fois.
7. Solid Groove – « This is Sick », 2006
Ce morceau, l’un des plus connus de Taylor, tournait à l’époque en boucle sur mon petit baladeur Creative. Encore aujourd’hui, je bondis littéralement de ma chaise. Tout est parfait, le sample suave de Janet Jackson, le court pont ultra cotonneux, cette rythmique martiale et ces samples de voix non-identifiables. Une version joueuse du psychédélisme de nuit qui m’a profondément marqué, j’adore !
8. Bodyrockers – « Round & Round » (Switch Remix), 2005
Si Switch est un aussi bon remixeur, cela tient sûrement à sa virtuosité dans l’arrangement des samples et à son sens des contrastes. Ici, l’anthem electro-rock (franchement navrant) des Bodyrockers est transformé en soundtrack de line dance futuriste avant de sombrer, d’un seul coup, en véritable turbine bien ancrée dans son époque. À noter que le titre continuera sa vie sur l’OST du jeu de course multi-véhicule MotorStorm: Arctic Edge, sorti en 2009, au gameplay tout aussi baroque que le remix de Switch.
9. Ms. Thing – « Love Guide », 2004
Dave Taylor semble avoir dès le début été inspiré par la musique jamaïcaine, comme en témoignent ses morceaux les plus dubby. En 2004, il fabrique carrément un riddim pour l’excellent album de Ms. Thing, autrement produit par Dave Kelly, malin génie des studios de Kingston dont je vous ai déjà parlé ici. Si sa prod et son approche idiosyncratique et bordélique font mouche, on est quand même loin du chef-d’oeuvre du seigneur Kelly. En revanche, ce titre est prémonitoire du succès que le natif de Sheffield va rencontrer plus tard, en mixant electro-house et dancehall, que ce soit pour M.I.A. ou Major Lazer.
10. Sharon Phillips – « Want 2 Need 2 » (Switch Remix), 2005
Alors, là, le Dave ne fait pas dans la dentelle. Sur le titre original, cette kickeuse de Sharon Phillips mettait déjà l’ambiance, mais le remix electro musclé et plutôt darkos de Switch fait entrer le titre dans une autre dimension.
11. Switch – « The Something Likes », 2005
Ce titre est sorti sur le même maxi que « A Bit Patchy », le principal tube de Switch, sur lequel il joue avec le sample du célèbre titre « Apache » du Incredible Bongo Band. Je préfère pourtant largement cette b-side froide, bondissante et glitchée, qui ne s’embarrasse pas d’un clin d’œil lourdingue à un des disques les plus samplés de l’histoire du hip-hop.
12. Kelis – « Bossy » (Switch Remix), 2006
Lorsqu’il travaille un produit aussi AOC que Kelis, Switch y va mollo sur sur la taille intensive des vocaux qui détermine en général la recette de ses remixes : le flow gouleyant de l’icône de Harlem est à peine édité et mis en boucle, mais il se cale non sans croquant sur le beat house généreux en basses fréquences qu’a mitonné le Britannique. Toutes ces métaphores culinaires pour vous informer, si vous n’étiez pas déjà au courant, que Kelis est désormais chef.
13. Induceve – « Warehouse Shit », 2006
La collaboration de Dave avec Jesse Rose a peut-être eu moins d’impact sur sa carrière que sa rencontre avec Diplo, mais les deux Anglais ont produit ensemble dès le début des années 2000 et inventé un son cousu à quatre mains. « Warehouse Shit » est l’une de leurs dernières collaborations, et je suis particulièrement séduit par ce mélange de sonorités 2000 et de structure narrative bien Sheffield circa 1991. C’est de l’acid house qui a muté en monstre digital incontrôlable, et c’est imparable.
14. Edu K – « Sex-O-Matic » (Solid Groove Remix), 2006
J’étais complètement fan du catalogue Man Recordings à l’époque, le label de promotion du Funk brésilien crée par le DJ berlinois Daniel Haaksman. Ce genre de morceau m’avait alors complètement retourné. Ce n’est pourtant qu’en préparant cet article que j’ai découvert ce remix de Solid Groove sur lequel Taylor applique sa méthode habituelle de dissection et de réassemblage des vocaux, et il faut avouer que ça marche particulièrement bien sur la scansion agressive de Deize Tigrona.
15. Solid Groove – « Straight Jackin’ » 1999
Si vous avez tenu la cadence jusqu’ici, pour terminer j’aimerais revenir au commencement et au premier EP de Dave Taylor en tant que Solid Groove. Car en le réécoutant on se rend compte que tout est déjà là : kick belliqueux, sampling nerveux, clin d’œil dub et narration heurtée. On reconnaît au passage un célèbre sample, découvert par DJ Shadow sur « Midnight In A Perfect World » : « Sekoilu Seestyy » du Finlandais Pekka Pohjola.